« Il y a presque un an, Paul Krugman a écrit six billets, publiés en l’espace de trois jours, où il mettait en évidence le rôle de l’Allemagne dans les problèmes macroéconomiques de la zone euro. Je pense qu’il s’est montré un peu trop virulent dans ses propos, même si je ne suis en désaccord en aucun moment avec lui. Pourtant, comme l’Allemagne est restée intransigeante malgré les déboires de la zone euro, j’ai finalement fait la même chose (1, 2, 3, 4, 5 et 6), quoiqu’à un rythme un peu moins soutenu. (…)

Je ne vais pas passer en revue toute la macroéconomie ici. Pour résumer :

  1. La politique monétaire de la BCE a été bien trop timide depuis le début de la Grande Récession, en partie à cause de l’influence de ses membres allemands.

  2. Cette politique monétaire excessivement restrictive et l’adoption de plans d’austérité budgétaire firent basculer la zone euro dans sa seconde récession. L’austérité continue encore aujourd’hui de freiner la demande globale. Le principal partisan de cette austérité est l’Allemagne.

  3. Pratiquement tout le monde en dehors de l’Allemagne s’accorde pour dire qu’une relance budgétaire de la zone euro sous la forme d’achats de titres publics par la BCE, est nécessaire pour mettre un terme à cette seconde récession (voir par exemple Guntram Wolff) et le principal obstacle à une telle politique est le gouvernement allemand.


Je me demande comment l’Allemagne est parvenue à empêcher ou retarder ces mesures. La réponse semble à première vue évidente : l’Allemagne est l’économie dominante en zone euro. C’est toutefois une explication trop simple : le PIB allemand est inférieur au tiers du PIB de la zone euro et la somme des PIB français, italien et espagnol représente près de la moitié de ce dernier. Maintenant il se peut que la France, l’Italie et l’Espagne aient par le passé échoué à se coordonner pour s’opposer à l’Allemagne, notamment parce que la France accorde une grande importance à sa relation avec l’Allemagne. Mais cela semble moins problématique aujourd’hui.

L’énigme demeure si nous considérons seulement ces débats comme mettant en confrontation des intérêts nationaux et non des idées. L’Allemagne est quasiment la seule économie dans la zone euro à ne pas avoir actuellement un large écart de production (output gap) négatif et à avoir un faible niveau de chômage. Donc vous pouvez penser que ce n’est pas dans l’intérêt national de l’Allemagne de laisser la demande de la zone euro s’accroître et l’inflation s’accélérer. Mais l’Allemagne a atteint cette position parce qu’elle a réduit ses coûts par rapport à ses partenaires de la zone euro en contenant les salaires avant 2007. Si le discours politique était gouverné par la seule macroéconomie, tous les autres pays devraient s'en offusquer et exiger de l’Allemagne qu’elle laisse son inflation s’accélérer pour atteindre une position en termes de compétitivité qui soit soutenable.

Ces deux dernières phrases laissent un indice pour résoudre cette énigme. Alors que presque tout le monde reconnaît le problème de compétitivité interne dans la zone euro, peu décrivent celui-ci comme un problème provoqué par la politique allemande. En fait, comme Edward Hugh le suggère par exemple, tout le monde croit que "les coûts unitaires du travail en Allemagne sont faibles, non pas parce que les Allemands ne sont pas beaucoup rémunérés, mais parce qu’ils sont très productifs. Et au final, malgré tout le tohu-bohu autour du compte courant, c’est le modèle que les autres pays-membres de la zone euro (notamment la France) ont non seulement intérêt à adopter, mais sont tout simplement contraints de le faire : un haut salaire et une forte productivité". Je soupçonne que beaucoup seraient d’accord avec ça.

Malheureusement ce n’est pas le bon raisonnement. Les différences en termes de productivité que l’on observe entre les pays s’expliquent par plusieurs raisons et elles sont toujours lentes à changer. Le problème actuel de la zone euro apparaît parce qu’un pays (en l’occurrence l’Allemagne) a connu une croissance des salaires nominaux inférieure à la moyenne de la zone euro, ce qui a réduit ses coûts par rapport aux autres pays-membres. (L'un de mes précédents billets montre comment la croissance des salaires réels en Allemagne fut inférieure à la croissance de la productivité entre 2000 et 2007.) Dans une union monétaire, c’est une politique du chacun pour soi.

En d’autres termes, comme Simon Tilford le suggère, l’Allemagne est perçue par beaucoup dans la zone euro comme un modèle à suivre plutôt que comme la source de ses problèmes. (Il suggère aussi que l’influence allemande immédiatement après 2010 a reflété sa position de créancière, mais il affirme que l’importance de ce facteur devrait maintenant décliner.) Bien sûr, en termes généraux, l’Allemagne peut avoir plusieurs caractéristiques que les autres pays-membres auraient intérêt à imiter, comme des niveaux élevés de productivité, mais si son intérêt propre n’est actuellement pas aligné sur ceux des autres pays-membres de l’union monétaire, c’est parce que son taux d’inflation fut trop faible entre 2000 et 2007. Ce ne fut pas en soi une vertu (…) et si les autres pays-membres avaient un peu de bon sens, ils devraient se plaindre de la position allemande.

Je pense que le problème actuel de la zone euro s’explique plus facilement si nous nous focalisons moins sur les intérêts nationaux divergents et davantage sur les différents points de vue macroéconomiques. Les Allemands expliquent le problème de la zone euro par le comportement laxiste des gouvernements et le manque de "réformes structurelles" en-dehors de l’Allemagne, mais cela ne permet pas de pleinement comprendre la situation actuelle de la zone euro. Pourtant c’est un point de vue que beaucoup partagent en dehors de l’Allemagne.

(…) Comme ce rapport de Reuters le fait apparaître, les relations entre Draghi et la Bundesbank se sont détériorées, comme Draghi commence à comprendre la réalité macroéconomique. (Tandis que j’ai toujours des problèmes avec la position actuelle de la BCE, clairement présentée dans ce discours de Benoît Cœuré, elle est toujours plus réaliste que celle de la Bundesbank ou du gouvernement allemand.) Pourtant, comme le note Simon Tilford, il n’est pas clair s’il y aura un véritable changement des politiques mises en œuvre ou juste davantage de ces ajustements mineurs que nous avons connus jusqu’à présent.

Cela pourrait venir de la position prise par les pays comme les Pays-Bas. Ce pays a autant souffert que la France en suivant les règles budgétaires de la zone euro et en adoptant une contraction budgétaire nuisible à son économie. Comme Giulio Mazzolini et Ashoka Mody le notent, "les Pays-Bas… s’en seraient clairement mieux sorti avec moins d’austérité". Pourtant, jusqu’à présent, les responsables politiques aux Pays-Bas (et la banque centrale) semblent suivre le refrain allemand selon lequel ce remède ne peut que faire du bien. S’ils pouvaient faire amende honorable et soutenir une sorte de "grande entente" qui impulserait une relance (et non une contraction) budgétaire dans la zone euro et l’adoption d’un véritable programme d’assouplissement quantitatif par la BCE, alors peut-être qu’il y aura un réel progrès. Finalement, le véritable problème de la zone euro, ce n’est pas l’Allemagne, mais la vision macroéconomique que les responsables allemands ont épousée. »

Simon Wren-Lewis, « Why the Eurozone suffers from a Germany problem », in Mainly Macro (blog), 26 octobre 2014. Traduit par Martin Anota