« Chacun sait que la zone euro a souffert d’une crise entre 2010 et 2012, lorsque les pays périphériques ne pouvaient plus émettre de dette publique. Une analyse superficielle nous amènerait à en donner la responsabilité aux gouvernements laxistes dans leurs finances publiques, mais si vous regardez plus attentivement, il est clair que la formation de l’euro elle-même mena à une relance monétaire excessive dans ces pays périphériques. C’est largement accepté.

Mais ce n’est pas toute l’histoire. Elle laisse de côté un élément clé qui est crucial si nous voulons comprendre la situation actuelle. Voici un graphique des salaires nominaux (la rémunération par salarié) dans la zone euro et dans certains de ses pays-membres avant la Grande Récession.

Simon_Wren-Lewis__Variations_des_salaires_remunerations_par_salarie_salaires__Martin_Anota_.png

Entre 2000 et 2007, les salaires se sont accrus de moins de 10 % en Allemagne, alors qu’ils ont augmenté de plus de 20 % dans la zone euro dans son ensemble (qui inclut bien sûr l’Allemagne). Cette différence ne s’explique pas en premier lieu par une croissance excessive des salaires dans les pays périphériques : la hausse des salaires en France, en Belgique, aux Pays-Bas, en Italie et en Espagne fut comprise entre 20 % et 30 %. C’est l’Allemagne qui a été la véritable anomalie.

Bien sûr, la croissance des salaires nominaux de moins de 2 % et quelques fois de moins de 1 % n’est pas incohérente avec une cible d’inflation proche de 2 %. Ce fut pour cette raison que la BCE a réduit les taux d’intérêt de court terme en les passant de 4,4 % à 2,1 % en 2004. Elle ne s’est pas inquiétée de l’inflation excessive dans la périphérie : elle ont diminué les taux pour contrer les répercussions de la faible croissance des salaires nominaux en Allemagne. (1)

Donc, si l’Allemagne semble avoir été largement épargnée par la seconde récession de la zone euro entre 2012 et 2013, c’est parce qu’elle a poursuivi (peut-être de façon non intentionnelle) une politique non coopérative. La faible croissance des salaires nominaux en Allemagne entraîna une baisse des coûts de production et des prix, ce qui permit aux biens allemands de remplacer les biens que produisent les autres pays-membres aussi bien sur les marchés de la zone euro que sur ceux du reste du monde. Cela pourrait être justifié si l’Allemagne avait adopté la monnaie unique à un taux de change non compétitif, mais ma propre analyse suggère que ce n’est pas le cas, ce que confirment la position relative actuelle de l’Allemagne dans le cycle et son excédent de compte courant. Comme je l’ai affirmé dans un précédent billet, je ne pense pas que cette divergence dans les positions dans le cycle soit la principale raison expliquant pourquoi l’Allemagne résiste aux mesures expansionnistes dans la zone euro. Mais c’est un peu plus facile de reprendre ces positions obstructives lorsque vous bénéficiez de cette politique non coopérative et que les pays qui ont en ont souffert ne semblent pas comprendre ce que vous avez fait.

(1) L’un des commentaires publiés suite à mon billet a essayé de justifier l’adoption d’une politique non coopérative en utilisant le raisonnement suivant. Bien que la cible d’inflation de la BCE soit proche de 2 %, il vaudrait mieux avoir une inflation encore plus faible. La zone euro inciterait les pays à ramener leur inflation sous la cible en devenant plus compétitif. L’Allemagne a réussi à relever ce défi et c’est désormais à huit autres pays-membres d’essayer de faire de même. Maintenant, si cette compétitivité était obtenue grâce à des hausses de productivité, alors il serait intéressant de débattre de cette idée (bien qu’elle soit toujours erronée). Quand elle est obtenue grâce à une baisse des salaires nominaux (par exemple en maintenant les hausses de salaires réels inférieures à la croissance de la productivité), je ne vois pas quels gains d’efficacité sont obtenus. »

Simon Wren-Lewis, « The untold story of the Eurozone crisis », in Mainly Macro (blog), 29 octobre 2014. Traduit par Martin Anota