« Dans un récent billet, j’ai affirmé que beaucoup des problèmes actuels de la zone euro étaient une conséquence de la faible croissance des salaires nominaux en Allemagne avant 2008. Dans ce billet, j’ai aussi noté qu’une telle dynamique aurait pu être justifiée si l’Allemagne avait adopté l’euro avec un taux de change réel non compétitif, mais que les analyses empiriques suggèrent que ce n’est pas le cas. Je voudrais revenir ici sur ce point.

J’ai régulièrement réalisé par le passé ce que l’on appelle de l’analyse empirique des taux de change d’équilibre. En fait, en utilisant le terme d’"équilibre", nous faisons référence au niveau qu’atteindra le taux de change d’ici cinq années, voire plus. Si les variations de taux de change au jour le jour sont difficilement prévisibles, ce n’est pas le cas pour le long terme. C’est pour cette raison que le Trésor britannique m’a demandé d’analyser quel aurait été le taux de change approprié pour le sterling vis-à-vis de l’euro si le Royaume-Uni devait adopter la monnaie unique en 2003.

Il y a deux manières de décrire l’approche que j’adopte dans cette analyse. La première est de dire que l’on cherche à calculer le taux de change qui est associé à l’équilibre externe de l’économie. Comme John Williamson l’a souligné à plusieurs reprises, "équilibre externe" ne signifie pas que le compte courant est à l’équilibre, mais que le solde courant est cohérent avec les tendances à moyen terme que l’on observe dans l’offre et la demande domestiques. Cette approche se ramène finalement à appliquer les idées tirées de la nouvelle littérature qui domine maintenant la macroéconomie ouverte.

Dans une étude de 1998 que Rebecca Driver et moi-même avons réalisé pour (ce qui s’appelle désormais) le Peterson Institute (et qui contient une importante contribution de John Williamson et de Molly Mahar), nous avons constaté que le taux d’équilibre en 2000 se situait dans la gamme du 3,06-3,74 francs pour un deutschemark pour la France et dans la gamme 927-1133 lires pour 1 deutschemark pour l’Italie. Les parités au lancement de l’euro étaient de 3,35 francs pour 1 deutschemark et de 9900 lires pour 1 deutschemark, soit des valeurs assez proches avec le milieu des intervalles que nous avions trouvées. En d’autres termes, selon notre analyse, l’Allemagne n’a pas adopté la monnaie unique avec un taux non compétitif lorsqu’on compare avec ces deux grandes économies.

Une manière très crue de mener l’analyse est de voir simplement le solde du compte courant. Voici le solde courant de l’Allemagne, exprimé en pourcentage de son PIB. Le problème avec cette approche simple est que le compte courant est un signal bruité et c’est exactement ce problème que l’analyse décrite ci-dessus essaye de contourner. Mais pour simplifier le raisonnement, disons que, en raison de délais bien connus, le compte courant de l’Allemagne en 2001 a reflété son niveau de compétitivité au lancement de l’euro.

GRAPHIQUE Solde du compte courant de l'Allemagne (en % du PIB)

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Le compte courant en 2001 fut à l’équilibre et selon l’OCDE l’écart de production (output gap) cette année-là était positif : le PIB était supérieur de 0,7 % à son niveau potentiel. Donc l’Allemagne put avoir un taux de change non compétitif lorsqu’elle entra dans la zone euro seulement si son solde courant a été excessivement influencé par des facteurs ponctuels ou si elle générait un excédent structurel à cause de sa démographie ou pour quelque autre raison. Mais de tels excédents structurels sont normalement de l’ordre de 1% ou 2%. Lorsque l’on voit que l’excédent courant allemand représente plus de 7 % de son PIB, on ne peut que conclure que l’Allemagne a actuellement un taux de change significativement sous-évalué. Bref, en d’autres termes, elle est trop compétitive vis-à-vis de ses partenaires en zone euro. Elle a acquis cet avantage compétitif entre 2000 et 2007.

Donc où émane cette idée que l’Allemagne serait entrée dans la zone euro avec un taux de change surévalué (non compétitif) ? Je soupçonne qu’elle a émergé peu après le lancement de l’euro, lorsque la croissance allemande était faible. Comme le graphique ci-dessus le montre, l’Allemagne a connu une récession en 2003. En outre, en 2003, le commerce extérieur pesait sur la croissance. Cependant, en termes de contribution du commerce à la croissance ce fut passager : avant et après, les exportations ont augmenté plus rapidement que les importations, ce qui reflète l’avantage comparatif croissant que l’Allemagne a acquis avec la faible croissance de ses salaires nominaux. (Une dynamique « soutenable » aurait été que la demande domestique croisse au même rythme que le PIB, avec une contribution étrangère en moyenne égale à zéro.) Donc si nous considérons la période entre 2002 et 2004 par exemple, l’Allemagne a connu une récession malgré une contribution positive du commerce à la croissance, donc le commerce extérieur peut difficilement en avoir été la cause. La vraie raison expliquant la déprime de l’économie allemande est la faiblesse de la demande domestique, en l’occurrence de la consommation et de l’investissement.

Taux de croissance du PIB (en %) et contributions de la demande domestique et du commerce extérieur à la croissance (en points de pourcentage)

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Qu’importe la cause de la faible croissance de la demande allemande, elle ne fut pas permanente, puisque la croissance de la demande domestique était de nouveau robuste en 2006 et en 2007. A ce moment-là, l’Allemagne avait acquis un large avantage comparatif vis-à-vis de ses partenaires en zone euro, grâce à la faible croissance de ses salaires nominaux, chose que j’ai expliquée dans mon précédent billet.

La sous-évaluation du taux de change réel de l’Allemagne (son avantage compétitif vis-à-vis du reste de la zone euro) ne peut perdurer indéfiniment. Elle va s’éroder avec le maintient d’une inflation plus rapide en Allemagne que dans le reste de la zone euro. La question qui se pose alors est si ce processus passera par un boom en Allemagne ou bien par une dépression continue dans le reste de la zone euro. Le débat tournera en rond tant que l’on ne saisira pas que les sources du problème résident en Allemagne. Il y a une discussion sans fin sur la nécessiter de mettre en œuvre des réformes structurelles en-dehors de l’Allemagne pour résoudre le problème actuel de la zone euro. La réforme structurelle peut ou non être désirable dans plusieurs pays et peut-être même en Allemagne, mais ça n’a rien à voir avec la nécessité d’accroître la demande agrégée dans la zone euro dans son ensemble. En ce qui concerne les déséquilibres de compétitivité dans la zone euro, le problème résulte d’un choc déflationniste en Allemagne. La solution n’est alors pas la mise en œuvre de réformes structurelles dans le reste de la zone euro, mais le maintien durable en Allemagne d’une inflation supérieure à la cible de 2 %. C’est aussi bien dans l’intérêt du reste de la zone euro que de l’Allemagne. »

Simon Wren-Lewis, « Germany and pre-recession cost cutting », in Mainly Macro (blog), 7 novembre 2014. Traduit par Martin Anota