« Etant donné que la zone euro connaît une récession durable en raison d’une demande insuffisante et que l’Allemagne en est en partie responsable, il est important de bien comprendre l’argument contre l’Allemagne. Il y a deux faux-pas à ne pas commettre. Le premier est d’affirmer que l’Allemagne doit entreprendre une relance budgétaire parce qu’elle dispose d’une plus grande "marge de manœuvre" budgétaire, pour reprendre une expression que le FMI a l’habitude d’utiliser, mais que j’apprécie fort peu. La seconde est d’affirmer que l’Allemagne doit relancer sa demande pour aider ses voisins de la zone euro.

Le problème avec le premier argument est qu’il légitime les règles budgétaires qui sont pourtant à la source des difficultés actuelles de la zone euro. Si nous observons la zone euro dans son ensemble, sa politique budgétaire est plus restrictive que celle du Royaume-Uni ou des Etats-Unis. Comme Fraser Nelson le note, le Royaume-Uni a un plus large déficit structurel que tout autre pays de l’UE. Avec les taux d’intérêt à leur borne inférieure zéro, cela montre que la politique britannique (alors même qu’elle est loin d’être appropriée) n’est pas aussi inappropriée que celle du reste de l’UE. Lorsque vous êtes dans une trappe à liquidité, la meilleure politique à adopter est une relance budgétaire suffisamment large pour vous sortir de cette trappe. Dans la zone euro, les seuls pays qui peuvent en être exemptés sont ceux à sa périphérie. En revanche, il faut une relance budgétaire en France, en Italie, en Espagne, aux Pays-Bas, etc., mais aussi en Allemagne.

Le problème avec le second argument est double. Premièrement, il donne crédit à l’idée populaire en Allemagne qu’on lui demande à nouveau de "renflouer" ses voisins de la zone euro. Deuxièmement, il suggère implicitement que l’actuelle position macroéconomique de l’Allemagne est appropriée, mais que l’Allemagne doit l’abandonner pour aider la zone euro dans son ensemble. Les Allemands réagissent naturellement à cette proposition en listant toutes les raisons expliquant pourquoi les autres économies de la zone euro sont actuellement à la traîne (par exemple, comme l’a récemment fait d’Omar Issing dans le Financial Times) et en concluant par conséquent que les autres nations ne peuvent trouver la salvation que dans leurs propres politiques. C’est ainsi que nous finissons stérilement par parler de réformes structurelles en France, en Italie et ailleurs.

(…) En fait, la position macroéconomique qui serait actuellement la plus appropriée pour l’Allemagne est de générer un boom, avec une inflation allant bien au-dessus de 2 %. Les problèmes actuels de compétitivité sont le résultat d’une faible croissance des salaires nominaux en Allemagne sur la période s’étalant entre 2000 et 2007, qui s’est révélée être une politique non coopérative au regard du reste de la zone euro (et ce, même si elle n’était pas délibérée). La position actuelle de l’Allemagne est insoutenable, comme le démontrent son large excédent de compte courant et sa position relative dans le cycle. Elle ne sera corrigée que si elle défait ce qui s’est passé entre 2000 et 2007. Au cours des cinq ou dix prochaines années, l’inflation allemande va être supérieure à la moyenne de la zone euro jusqu’à ce que sa position concurrentielle relative de long terme soit restaurée. (1)

Le seul choix qui nous reste à faire, c’est de décider comment tout cela va se passer. Du point de vue de la zone euro dans son ensemble, la solution la plus efficace serait que l’inflation soit supérieure à 2 % en Allemagne et qu’elle soit inférieure à 2 % ailleurs. C’est ce qui se serait passé si la BCE avait été capable de faire son boulot et l’Allemagne n’aurait pas le choix. Normalement, une inflation supérieure à 2 % en Allemagne nécessiterait un boom (un écart de production positif). Si elle peut atteindre une telle inflation autrement, tant mieux, mais l’inflation allemande ne s’élève actuellement qu’à 0,8 %. Les arguments selon lesquels le chômage est actuellement faible en Allemagne et son écart de production (output gap) nul ne sont donc pas pertinents lorsque l’inflation allemande est si faible. La solution inefficace serait que l’inflation soit inférieure à 2 % en Allemagne et que le reste de la zone euro connaisse une (quasi) déflation. Pourquoi cette solution est-elle inefficace ? Parce que pour que l’inflation soit aussi basse dans le reste de la zone euro, celle-ci doit connaître une récession.

C’est là que les réformes structurelles entrent en scène. Plusieurs commentateurs allemands disent "pourquoi les autres pays ne font-ils pas ce que l’on a fait entre 2000 et 2007 ?". Mais la faible croissance des salaires nominaux en Allemagne entre 2000 et 2007 fut accompagnée d'une récession en Allemagne ! Mais cette récession ne fut pas aussi sévère que celle que connaît actuellement la zone euro précisément parce que la BCE était alors capable de faire ce qu’elle avait à faire et de réduire ses taux d’intérêt, donc l’inflation en-dehors de l’Allemagne était alors supérieure à 2 %. Donc, de 2000 à 2007, plusieurs pays ont connu une inflation supérieure à la cible en raison de la faible croissance des salaires nominaux en Allemagne (2), pourtant beaucoup d’Allemands veulent à tout prix éviter d’avoir une inflation supérieure à la cible lors de la correction des déséquilibres.

Si vous avez en tête ce qui s’est passé en Allemagne entre 2000 et 2007, alors les arguments avancés par l’Allemagne peuvent la faire apparaître comme égoïste. Ils semblent finalement dire "nous avons souffert d’une récession entre 2000 et 2007 lorsque nous avons adopté une politique non coopérative ; désormais, vous devez subir une récession encore plus sévère pour résoudre le problème que nous avons provoqué". Mais comme je l’ai affirmé auparavant (et que plusieurs commentaires publiés suite à mes précédents billets confirment), je pense que la position allemande tient plus de l’ignorance que de l’égoïsme. Je soupçonne aussi que beaucoup font également preuve d’ignorance en macroéconomie en-dehors de l’Allemagne, ce qui expliquerait pourquoi l’Allemagne est capable d’imposer une récession au reste de la zone euro. Prenons pour exemple cet article de Michael Miebach, qui appartient au centre-gauche en Allemagne.

Miebach commet plusieurs erreurs macroéconomiques et avance plusieurs arguments non pertinents. Selon lui, la situation budgétaire de l’Allemagne n’est pas bonne (ce qui n’est pas un argument pertinent dans une trappe à liquidité), sa situation macroéconomique n’est pas trop mauvaise (ce qui n’est pas tout à fait le cas lorsqu’elle devrait en fait avoir une inflation supérieure à 2 % et connaître pour cela un véritable boom), une relance budgétaire en Allemagne n’aurait seulement qu’un faible impact sur la périphérie (alors qu’en fait, il faudrait une expansion budgétaire dans toutes les grandes économies de la zone euro, ce qui aiderait la périphérie aussi bien que la France, l’Italie, etc., et l’expansion en Allemagne bénéficierait à des pays comme les Pays-Bas, ce que confirme ce document de travail) et toutes les discussions à propos de la demande globale ne font que détourner l’attention des problèmes structurels de la zone euro. Mais ce qu’il y a de plus révélateur, c’est cette phrase : "comment l’Allemagne peut-elle demander une discipline budgétaire de la part des autres pays si elle s’assoit sur ses propres principes à la première occasion ?"

Vous ne pouvez écrire cette phrase que si vous ne comprenez pas ce qu'est une trappe à liquidité, lorsque demander la discipline budgétaire des autres pays est la source du problème ! Ce qui rend impardonnable la position actuelle de l’Allemagne, ce n’est pas qu’elle refuse d’entreprendre une relance budgétaire de son propre chef. Ce qui est impardonnable, c’est qu’elle fait tout son possible pour que les autres pays embrassent l’austérité, tout en empêchant la BCE de faire ce qu’elle a à faire pour compenser les répercussions de cette austérité sur l’activité. Le véritable problème, c’est que ce que l’Allemagne voit comme une vertu est en fait un non-sens macroéconomique pré-keynésien, un non-sens qui fait beaucoup de mal aux autres pays. Le mieux que l’on puisse lui trouver comme excuse c’est que, dans une sorte de syndrome de Stockholm collectif, beaucoup dans les autres pays font également l’erreur de considérer ce même non-sens comme une vertu.

(1) Les économistes parleraient naturellement ici des taux de change réels plutôt que d’utiliser le terme de compétitivité, parce que ce dernier est susceptible de nous amener à confondre entreprises et pays. Le premier point à noter est que si l’Allemagne avait son propre taux de change, les répercussions de sa faible croissance des salaires nominaux sur la compétitivité seraient atténuées par l’appréciation nominale. (Il n’y a pas de bénéfices à avoir une appréciation nominale si rien de réel ne change). Le second point est qu’un marché concurrentiel est bénéfique lorsqu’il encourage une amélioration de la productivité. Pour une nation, obtenir un avantage compétitif dans une union monétaire en réduisant les salaires nominaux est source de problèmes.

(2) Regarder les prix à la consommation tend à dissimuler les différences nationales à cause des biens importés. Au cours de la période 2000-2007, l’inflation des prix à la consommation était en moyenne de 2,2 % en zone euro et de 1,7 % en Allemagne. Cependant, si nous regardons les prix à la production (le déflateur du PIB), nous obtenons une meilleure image de la réalité : l’inflation moyenne en zone euro était juste de 2 %, mais l’inflation en Allemagne était de 0,8 %. »

Simon Wren-Lewis, « Getting the Germany argument right », in Mainly Macro (blog), 10 novembre 2014. Traduit par Martin Anota