« (…) J’ai relu ce qui peut être considéré comme le manifeste de la nouvelle économie classique : l’article "After Keynesian economics" de Lucas et Sargent. Il mérite d’être cité comme un classique, à la fois pour la qualité de ses idées et pour sa force de persuasion. Il ne semble pas avoir été écrit il y a 35 ans, ce qui montre à quel point ses idées sont toujours influentes.

Ce que je veux déterminer si ce manifeste de la contre-révolution des nouveaux classiques portait principalement sur la stagflation ou si elle portait principalement sur la méthodologie. Lucas et Sargent commencent leur article par des références à la stagflation et à l’échec de la théorie keynésienne. Il leur apparaît nécessaire de changer radicalement notre manière de penser. Ce qui suit est, je pense, crucial. Si la contre-révolution concerne avant tout la stagflation, nous pourrions nous attendre à trouver un article expliquant pourquoi la théorie conventionnelle a échoué à prédire la stagflation (ce qui serait l’équivalent, peut-être, de la critique de la théorie classique que l’on trouve dans la Théorie Générale). A la place, nous avons quelque chose de plus général, une démonstration expliquant pourquoi les restrictions d’identification qui étaient habituellement utilisées dans les modèles économétriques structurels de l’époque sont erronées d’un point de vue théorique, ainsi qu’une ébauche de la critique de Lucas.

En d’autres termes, la principale critique dans cet article de Lucas et Sargent est d’ordre méthodologique : la manière par laquelle a été pratiquée la macroéconomie empirique depuis Keynes est erronée. Les modèles économétriques structurels ne sont pas fiables pour guider la politique économique. En seulement un paragraphe, Lucas et Sargent cherchent à lier cette critique générale à la stagflation :

"(...) Les modèles macroéconométriques furent soumis à un test décisif dans les années soixante-dix. Un élément clé dans tous les modèles keynésiens est un arbitrage entre l’inflation et la production réelle : plus le taux d’inflation est élevé, plus la production est élevée (et moins le taux de chômage est élevé). Par exemple, les modèles de la fin des années soixante ont prédit que le taux de chômage américain resterait durablement à 4 % et qu’il serait compatible avec un taux d’inflation annuel de 4 %. En se basant sur cette prédiction, beaucoup d’économistes à l’époque préconisèrent d'accélérer délibérément l’inflation. Certes, les fluctuations erratiques dans la politique américaine des années soixante-dix ne peuvent être attribuées aux recommandations basées sur les modèles keynésiens, mais le biais inflationniste des politiques monétaire et budgétaire que l’on a pu observer en moyenne durant cette période devait conduire, selon tous ces modèles, au taux de chômage américain le plus faible depuis les années quarante. En fait, comme nous le savons, il a conduit aux plus hauts taux de chômage depuis les années trente. Ce fut un échec économétrique à grande échelle."

Les deux auteurs ne cherchent pas à relier cette stagflation aux problèmes d’identification dont j’ai parlés plus tôt. En effet, ils poursuivent en disant qu’ils reconnaissent que des échecs empiriques (par inférence, comme la stagflation) peuvent être résolus en changeant certaines équations dans les modèles économétriques structurels. Bien sûr, c’est exactement ce que la macroéconomie dominante à l’époque faisait alors, notamment en introduisant les anticipations dans la courbe de Phillips.

Dans le schéma associé à Lakatos, une théorie défaillante peut toujours être capable d’expliquer des résultats apparaissant comme des anomalies, mais seulement d’une manière qui rende le programme dégénéré. Pourtant, comme Jesse Zinn l’a affirmé dans cet article, les changements que Friedman et Phelps ont apportés à la courbe de Phillips apparaissent progressifs et non pas dégénérés. Il est vrai que cette innovation est née d’une réflexion à propos de la théorie microéconomique, mais les innovations dans les modèles économétriques structurels étaient toujours venues d’une combinaison de théorie microéconomique et d’analyse empirique.

C’est pourquoi Lucas et Sargent poursuivent en disant : "Nous avons formulé nos critiques dans des termes généraux précisément pour souligner leur caractère générique et donc la futilité qu’il y aurait à continuer d’apporter des variations mineures dans ce cadre général". Le reste de l’article concerne la manière par laquelle l’analyse d’équilibre classique (avec des améliorations comme la courbe d’offre à la Lucas) est à même d’expliquer des "faits" (concernant la production et l’emploi) que Keynes la pensait incapable d’expliquer. Mais il n’explique pas comment ces modèles sont (ou même pourraient être) plus à même d’expliquer la stagflation que les modèles économétriques structurels.

Dans leur conclusion, Lucas et Sargent résument leur thèse en écrivant :

"Premièrement, et c’est le plus important, les modèles macroéconomiques keynésiens sont incapables de guider de façon fiable la mise en œuvre de la politique monétaire, de la politique budgétaire ou de toute autre politique économique. Cette conclusion est basée en partie sur les récents échecs spectaculaires de ces modèles et en partie sur leur manque de base théorique ou économétrique saine."

En lisant leur article dans son ensemble, je pense qu’il serait plus juste de dire que ces deux parts ne sont pas égales. Dans l’article, la focale est placée sur le manque de base théorique ou économétrique saine pour les modèles économétriques structurels, plutôt que sur l’échec des modèles keynésiens à prédire ou à expliquer la stagflation. Comme je vais l’affirmer dans un prochain billet, ce fut cette critique méthodologique et non une quelconque capacité empirique supérieure qui fit le succès de ce manifeste. »

Simon Wren-Lewis, « Rereading Lucas and Sargent 1979 », in Mainly Macro (blog), 11 juillet 2014. Traduit par Martin Anota