« Encouragé par Greg Mankiw, j’ai lu la récente critique que propose Deirdre McCloskey du livre de Thomas Piketty. Cet article me rappelle certaines conversations que j’ai pu avoir dans mes cours avec mes étudiants lorsque je leur ai parlé des inégalités de revenu. Bien que la plupart des gens s’inquiètent de la récente tendance à la hausse des inégalités, tous ne considèrent pas que cette dynamique dénote un échec notre actuel modèle économique et beaucoup sont sur la défensive lorsque on avance une telle idée.

Je ne veux pas discuter en détails de la critique de l’ouvrage de Piketty que propose McCloskey, mais du message qu’elle dégage. Cet article propose une forte défense du capitalisme face aux modèles économiques alternatifs que pourrait proposer la "gauche". Très peu, notamment Piketty, seraient en désaccord avec les mérites du capitalisme. Que ce soit le fait que toutes les économies avancées et prospères aient atteint leur niveau de vie actuel en s’appuyant sur les marchés ou bien le fait que les pays émergents qui ont connu la croissance la plus rapide et réussi à sortir une large part de leur population de la pauvreté sont ceux qui se sont rapprochés de ce modèle, tout parle en faveur des marchés et des incitations qu’ils génèrent et qui stimulent la croissance.

Mais le débat ne peut s’arrêter ici. Le succès du capitalisme comme modèle économique n’implique pas que nous devons accepter ses répercussions actuelles et que nous ne devons pas débattre des modèles alternatifs qui peuvent certes sembler similaires au regard des autres paradigmes économiques, mais qui peuvent pourtant conduire à des très différentes répartitions du revenu. Ce que Piketty et les autres ont fait est de nous faire prendre conscience que, depuis le début des années quatre-vingt, le modèle économique que nous appelons capitalisme nous a amené à une toute autre situation que celle dans laquelle nous étions au cours des précédentes décennies et qui, dans certaines pays, ressemble à ce que nous avions vu avant la Grande Dépression.

Même si nous pouvons débattre de l’ampleur exacte de ces changements, il est clair que la corrélation entre la productivité et les salaires s’est affaiblie au cours des dernières décennies. Il est aussi clair que la croissance des revenus n’a été captée que par une minorité, en l’occurrence par les ménages qui disposent des plus hauts revenus. Et pour une large majorité de la population, le revenu cessa de s’accroître (ou bien augmenta à un rythme bien plus lent). (…)

Voici comment je mets à l’épreuve la réflexion de mes étudiants lorsque je parle des inégalités de revenue. Nous sommes tous d’accord que l’actuel modèle économique a permis à beaucoup d’Américains de voir leur revenu s’accroître à un taux proche de 2 % pendant plus qu’un siècle grâce à l’accumulation continue du capital et sur l’innovation, ce qui constitue une formidable réussite. Mais que peut-on penser du même modèle économique si cette croissance ralentissait et était très proche de 0 % ? Cela (…) nourrit forcément nos inquiétudes et nous amènerait à nous demander pourquoi ce modèle n’a pas réussi à nous offrir ce que nous attendions. (C’est précisément sur cet argument que nous nous appuyons pour qualifier d’échecs les modèles alternatifs, comme ceux des économies planifiées.)

Même s’il est vrai que la croissance du PIB par tête est restée en phase avec ce que l’on a pu voir au cours des dernières décennies, le revenu d’une part importante des ménages américaines a soit cessé d’augmenter, soit augmenté à un rythme plus proche de 0 % que de 2 %. Donc si une croissance de 0 % pour 100 % de la population représenterait un échec, que peut-on alors dire d’une croissance de 0 % pour 90 % des gens ? Nous ne devons pas nous focaliser sur les seules performances passées du capitalisme. Nous devons débattre des mérites et conséquences réelles d’un tel modèle en observant la manière par laquelle les revenus et les richesses qu’il génère sont répartis. Il n’y pas juste une forme de capitalisme, il y en a plusieurs. Les taux d’imposition et les règlementations ne sont pas gravés dans le marbre et ils sont actuellement très différents de ce qu’ils furent dans le passé, donc il est non seulement sain, mais tout simplement nécessaire, de débattre de la manière par laquelle les dynamiques des inégalités reflètent les succès et potentielles faiblesses du modèle actuel.

Un dernier commentaire à propos de l’article de McCloskey. Il est vrai que je ne voulais pas entrer dans ses détails, mais il y en a un qui me surprend tout particulièrement. L’article affirme que, même si les inégalités de revenu se sont peut-être accrues, les inégalités de consommations restent dans tous les cas bien plus faibles. La raison avancée pour l’expliquer est que la consommation des ménages qui possèdent six logements n’est pas très différente de la consommation des ménages qui n’en possèdent qu’un seul, puisque nous ne pouvons seulement vivre que dans un seul logement à la fois. C’est un bien étrange argument. (…) Il donne raison à cette gauche qui appelle à fortement imposer les riches. Taxons à 100 % ces 5 logements supplémentaires, puisqu’ils ne fournissent aucune consommation, ni bien-être à ceux qui les possèdent.

Antonio Fatás, « Is 0% growth for 90% a successful economic model? », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 24 novembre 2014. Traduit par Martin Anota