« Voici un article destiné avant tout aux macroéconomistes et à tous ceux qui s’intéressent à la méthodologie en économie. Je résume tout d’abord ce que j’ai dit dans deux de mes précédents billets (celui-ci et celui-là) et j’explique ensuite pourquoi c’est important.

Si les révolutions scientifiques peuvent être schématisées, elles peuvent l'être ainsi :

  1. La théorie A est capable d’expliquer un ensemble de faits empiriques X.
  2. Un nouveau fait empirique Y est mis à jour.
  3. La théorie A ne peut expliquer Y ou alors elle peut l’expliquer mais d’une manière contrainte ou "dégénérée". (Tous les cygnes sont blancs, donc les cygnes noirs que vous pouvez voir en Nouvelle-Zélande sont juste des cygnes blancs qui se sont baignés dans la gadoue.)
  4. La théorie B peut expliquer X et Y.
  5. Après confrontation, la théorie B remplace la théorie A.

Pour un schéma plus détaillé à la Lakatos, qui parle du "cœur" de la théorie et de sa "ceinture protectrice" et qui essaye de distinguer entre évolution et révolution théoriques, lisez cette étude de Zinn qui se penche également sur la contrerévolution des nouveaux classiques.

La révolution keynésienne respecte ce schéma standard : en l’occurrence, "A" désigne la théorie classique, "Y" la Grande Dépression et "B" la théorie keynésienne. Est-ce que la contre-révolution des nouveaux classiques respecte aussi ce schéma si Y désigne la stagflation ?

Je pense qu’elle n’y est pas parvenue. Arnold Kling le montre assez clairement. Dans son étape (1), la théorie keynésienne/monétariste s’est adaptée à la stagflation, en utilisant la courbe de Phillips accélérationniste de Friedman/Phelps. L’étape (2) implique les anticipations rationnelles, la courbe d’offre de Lucas et d’autres idées des nouveaux classiques. Comme Kling le dit, "il n’y a pas eu d’événement empirique qui permette de passer à l’étape (2)". Je pense en lisant ce billet que Paul Krugman serait d’accord avec cela, quoique peut-être en soulevant une petite objection.

Maintenant, bien sûr, les contre-révolutionnaires parlaient à propos de l’échec que constituait la stagflation et tout le monde s’accorde pour dire que la stagflation rendit le cadre keynésien-monétariste vulnérable. La question qui est pose ici, cependant, est si les points (3) et (4) sont corrects. Concernant l’étape (3), Zinn affirme que les modifications apportées à la théorie keynésienne pour expliquer la stagflation se révélèrent progressives et non dégénérées, et je suis d’accord avec cela. Je suis également d’accord avec John Cochrane lorsque celui-ci affirme que cette adaptation était encore empiriquement inadéquate et que la poursuite des progrès nécessitait l’introduction des anticipations rationnelles (…), mais comme je le note ci-dessous, la vieille méthodologie peut incorporer cette innovation des nouveaux classiques et elle a su effectivement le faire.

Surtout, l’étape (4) n’a pas eu lieu : les modèles des nouveaux classiques ne furent pas capables d’expliquer le comportement de la production et de l’inflation que l’on a pu observer dans les années soixante-dix et quatre-vingt, ni même selon moi la Grande Dépression. Pourtant, la contre-révolution des nouveaux classiques a réussi.

Les idées théoriques que les nouveaux classiques apportèrent étaient impressionnantes, en particulier aux yeux de ceux qui venaient de s’inscrire aux cours de microéconomie à l’université. Les anticipations rationnelles en sont le plus clair exemple. Ironiquement, l’innovation qui permettait à la macroéconomie conventionnelle d’expliquer la stagflation, en l’occurrence la courbe de Phillips accélérationniste, était inconciliable avec les anticipations rationnelles. Mais si c’est le cas, on peut alors se demander comment les idées des nouveaux classiques ont pu graduellement être assimilées dans le mainstream. Beaucoup de contre-révolutionnaires ne le voulaient pas (…) parce qu’ils poursuivaient un agenda (idéologique ?) qui visait la destruction des idées keynésiennes. Cependant, une fois que s’est établie la base théorique de la nouvelle économie keynésienne, il apparut qu’il était possible d’incorporer des concepts comme les anticipations rationnelles ou l’équivalence ricardienne dans un modèle économétrique structurel traditionnel. J'ai d'ailleurs passé beaucoup de temps à le faire dans les années quatre-vingt-dix.

Le vrai problème avec toute tentative de synthèse est qu’un modèle économétrique structurel restera toujours vulnérable à la critique formulée par Lucas et Sargent en 1979 : sans une base théorique microfondée qui soit cohérente, il y aura toujours des incohérences en raison de restrictions d’identification inappropriées. On ne s’est toutefois demandé que rarement à quel point ce problème était sérieux, comparé au fait d’avoir une alternative qui soit certes théoriquement cohérente, mais empiriquement dans le faux.

Donc pourquoi cela est-il important ? Pour ceux qui se montrent critiques vis-à-vis de la domination des microfondations dans la méthodologie de la macroéconomie contemporaine, il est important de comprendre leur attrait. Je ne pense pas que cela s’explique par le fait que la macroéconomie soit dominée par une "clique qui s’inquiète peu des faits empiriques et qui considère l’hypothèse de rationalité parfaite comme sacrosainte", même si je pense que les préoccupations idéologiques de plusieurs nouveaux classiques ont influencé ce qui est perçu comme étant "rigoureux" dans la modélisation, même aujourd’hui. Je ne pense pas non plus que la plupart des macroéconomistes soient "séduits par la vision d’un système de marché parfait, sans frictions". Comme avec plus généralement l’économie, il s'agit d’explorer les imperfections plutôt que de les ignorer. La question cruciale qui se pose est si le fait de partir d’un monde "sans frictions" contraint l'élaboration de modèles réalistes.

Si les macroéconomistes mainstream à l’université furent séduits par quelque chose, ce fut bien par la méthodologie : une manière de traiter le sujet qui se rapprochait de ce que faisait à l’époque les collègues en microéconomie, mais qui était très différente de la méthodologie macroéconomique avant la contre-révolution des nouveaux classiques. La vieille méthodologie était éclectique et désordonnée, jonglant avec mal avec les revendications concurrentes des données et de la théorie. La nouvelle méthodologie était par contre si rigoureuse !

Noah Smith, qui croit que la stagflation était importante dans la contre-révolution des nouveaux classiques, dit à la fin de son billet : "cela nous amène à nous demander comment la crise de 2008 et la Grande Récession vont affecter la science économique". Cependant, si vous pensez, comme moi, que la stagflation ne fut pas essentielle au succès de la contre-révolution des nouveaux classiques, la question que vous devez plutôt vous poser est s’il y a quelque chose dans la Grande Récession qui met au défi la méthodologie établie par cette révolution. La réponse que nous, les universitaires, pourrions donner est qu’il n’y a rien eu de tel ; la Grande Récession a juste stimulé la littérature sur les frictions financières. Pour reprendre les termes de Lakatos, le paradigme est loin d’être dégénéré.

Y a-t-il une chance que la vieille méthodologie fasse son retour ? Je pense qu’elle a plus de chance de le faire, non pas à l’université, mais au sein des banques centrales. John Cochrane dit qu’après la révolution des nouveaux classiques, il y eut une division entre économistes, avec la vieille méthodologie survécut parmi les responsables politiques. Je pense que ce fut initialement le cas, mais au cours de la dernière décennie les modèles DSGE sont devenus l’outil standard dans plusieurs banques centrales. A la Banque d’Angleterre, leur principal modèle était habituellement un modèle économétrique structurel, qui fut remplacé par un modèle hybride qui se situait entre le modèle économétrique structurel et le modèle DSGE, puis ce modèle hybride fut remplacé à son tour par un modèle DSGE. La Fed utile un modèle DSGE et un modèle économétrique structurel. C’est dans les banques centrales que l’on peut le plus facilement sentir les limitations de la modélisation DSGE (…). Mais les économistes des banques centrales sont formés à l’université. Peut-être que ceux qui se retrouvent séduits ne peuvent que rester transis d’amour. »

Simon-Wren Lewis, « Methodological seduction », in Mainly Macro (blog), 30 juillet 2014. Traduit par Martin Anota