« Imaginons que l’on apprenne que le budget de l’Union européenne (l’argent qui va au niveau supranational de l’UE pour financer la politique agricole commune et d’autres projets à l’échelle de l’UE) était totalement gâché en raison d’actions prises par les autorités européennes. Par "argent gâché", je n’entends pas de l’argent dépensé sur des choses sur lesquelles il n’aurait pas dû être dépensé (de riches agriculteurs, des projets dont les coûts excèdent les bénéfices, etc.), mais de l’argent qui partirait vraiment en fumée. Imaginez le scandale. Des têtes tomberaient et certains se retrouveraient en prison.

Le Budget de l’UE représente environ 1 % du PIB de l’UE. Or des sommes supérieures à ce chiffre sont actuellement gâchées en zone euro, en raison des actions prises par les autorités de la zone euro. Voici la dernière évaluation de l’OCDE des écarts de production (output gaps) parmi onze pays de la zone euro pour l’année 2013 (en bleu) et 2014 (en rouge).



Un écart de production négatif signifie que la production peut s’accroître davantage (du montant de l’écart) sans pousser l’inflation au-dessus de la cible. Bien sûr, la Grèce est un cauchemar et les choses vont vraiment mal dans les autres "pays périphériques", mais l’écart de production aux Pays-Bas est d’environ - 3 %, il est inférieur à - 2 % en France et il est même inférieur à - 1 % en Allemagne. Estimer les écarts de production est une science imprécise, mais les écarts d’au moins cette taille sont cohérents avec une inflation inférieure à la cible (une inflation d’environ 0,3 %). Donc la production peut s’accroître de 1 % sans répercussions néfastes. C’est l’équivalent du Budget entier de l’UE qui part actuellement en fumée.

Des fois, des écarts de production négatifs sont le résultat de chocs qui ne furent pas anticipés par les responsables politiques (comme la crise financière). Des fois, ils sont provoqués par les autorités publiques pour combattre l’inflation. C’est malheureux que ces choses surviennent, mais c’est parfois nécessaire. Cependant les écarts de production que nous avons en zone euro aujourd’hui ne sont pas justifiés. En fait, ils ont été provoqués par les autorités publiques pour de mauvaises raisons. C’est pour cela qu’on peut parler de scandale.

A ce point, vous pouvez pensez que j’ai tort, que ça a sûrement à voir avec la consolidation budgétaire nécessaire pour réduire la dette publique. Je suis d’accord que c’est en raison de l’adoption de l’austérité budgétaire et en particulier des folles règles budgétaires imposées dans la zone euro. Cependant où était-il urgent de réduire la dette publique, mis à part en périphérie de la zone euro ? L’OCDE estime que le solde budgétaire structurel primaire en zone euro sera un excédent d’environ 1 % du PIB en 2014 comparé à un déficit d’un peu plus de 1 % dans l’OCDE dans son ensemble. Donc même si vous pensez que vous devez embrasser l’austérité pour réduire rapidement les déficits (chose que je ne pense pas), pourquoi les autorités publiques en zone euro l’ont fait plus rapidement qu’au Royaume-Uni, aux Etats-Unis ou au Japon ? Pour atteindre cet objectif, ils ont gâché des ressources à une échelle colossale.

Si vous pensez que quelque chose a changé suite au plan d’investissement de 315 milliards d’euro de Juncker, vous devriez lire ce billet de Frances Coppola. (…) L’argent affecté jusqu’à présent à des projets existants est utilisé pour fournir une assurance aux investissements du secteur privé (qui ne seront pas nécessairement mis en œuvre). Ce genre de relance soulève beaucoup de questions. (…) Il faut se demander comment empêcher les entreprises d’obtenir des fonds pour des projets qu’elles auraient de toute manière entrepris et comment la commission procèdera exactement pour sélectionner les projets où elle affectera ses fonds. Les néolibéraux qui pensent que le gouvernement est inefficace pour dépenser son argent ne doivent pas se sentir à l’aise à l’idée que le gouvernement sélectionne les projets du secteur privé qu’il soutiendra. Cependant un tel schéma ne sera pas surprenant pour quelqu’un comme George Monbiot qui pense que les Etats servent de plus en plus les intérêts des entreprises.

Egalement concernés par ce scandale sont ceux qui prennent les décisions de politique monétaire à la BCE. Citons un excellent billet d’Ashoka Mody. En l’occurrence, il explique pourquoi il est trompeur de simplement regarder le bilan de la BCE pour juger de la force de la politique monétaire non conventionnelle. Il y a une importante différence être créer de la monnaie en renflouant les banques, comme la BCE l’a fait, et créer de la monnaie pour acheter des obligations et ainsi réduire les taux d’intérêt à long terme, ce qui correspond à l’assouplissement quantitatif. Il affirme que la "BCE est destinée à rester la banque centrale avec la politique monétaire la plus restrictive et la plus conservatrice parmi les banques centrales majeures". (…)

J’ai une certaine sympathie pour ceux qui disent que l’assouplissement quantitatif, tel qu’il est mis en œuvre par la Banque d’Angleterre ou la Fed, aurait une efficacité limitée en zone euro. Cependant il y a une manière relativement simple de rendre l’assouplissement quantitatif plus efficace et elle consiste pour les banques centrales à créer de la monnaie, non pas pour acheter des actifs financiers, mais pour la transférer directement aux gens, ce que Friedman appela la monnaie-hélicoptère (helicopter money). John Muellbauer parle d'"assouplissement quantitatif pour le peuple". L’assouplissement quantitatif conventionnel consiste à acheter de larges montants d’actifs avec de possibles pertes pour la banque centrale (si les prix d’actifs chutent), mais avec un impact incertain sur la demande. La monnaie hélicoptère implique de petits transferts avec une perte certaine pour la banque centrale, mais avec des effets positifs bien plus prévisibles sur la demande. (1)

Comme innovation institutionnelle, la monnaie hélicoptère a deux défauts majeurs dans les pays disposant de leur propre banque centrale. (2) Premièrement, il est un peu étrange d’innover lorsque vous pouvez mettre en œuvre exactement la même politique à travers des moyens existants : en termes macroéconomiques, la monnaie hélicoptère est équivalente à un assouplissement quantitatif couplé à des réductions d’impôts lorsque vous ciblez l’inflation. Deuxièmement, une relance budgétaire sous la forme de dépenses publiques additionnelles temporaires est susceptible d’avoir un impact plus prévisible que les transferts ou les réductions d’impôts, parce que vous éliminez l’incertitude entourant la manière par laquelle seront dépensés les revenus de transfert ou les réductions d’impôts.

Mais si la politique budgétaire contracyclique est effectivement illégale en zone euro, ces objections ne s’appliquent pas. L’assouplissement quantitatif pour le peuple peut avoir d’autres mérites dans la zone euro. La BCE est contrainte dans une certaine mesure (incertaine) dans sa capacité à acheter de la dette publique. Mais comme John Muellbauer le suggère, envoyer un chèque à chaque citoyen de la zone euro en utilisant les listes électorales permettrait de contourner ces difficultés légales.

Une objection à l’adoption par la BCE d'un assouplissement quantitatif pour le peuple est que cela l’amènerait à aller au-delà de son mandat. (3) Pourtant la BCE ne semble pas répugner à aller au-delà de son mandat : outre les appels habituels à une consolidation budgétaire et aux "réformes structurelles", une lettre (…) montre que la BCE exigeait d’apporter tout une liste de changements aux réglementations et institutions du marché du travail en Espagne. Donc vous pouvez vous demander pourquoi cela ne pose pas de problème à la banque centrale de faire fi du processus démocratique pour cela, mais qu’il lui semble inacceptable de donner de la monnaie directement aux gens.

Si vous pensez qu’envoyer un chèque à chaque électeur dans la zone euro pour résoudre la récession semble trop beau pour être vrai, alors vous devez chercher à comprendre pourquoi les récessions provoquées par le manque de demande globale lorsque l’inflation est inférieure à sa cible est un inutile gâchis. C’est un problème qui peut être facilement résolu, avec beaucoup de gagnants et aucun perdant. La seule raison expliquant pourquoi peu de gens le comprennent, c’est que nous avons créé un divorce institutionnel entre les politiques budgétaire et monétaire qui obscurcit la vérité. Ce divorce a peut-être permis de stabiliser efficacement l’économie en temps normal et elle décourage peut-être la débauche budgétaire lorsque la demande est forte, mais depuis 2010 elle a entraîné une paralysie scandaleuse en zone euro.

(1) Ces pertes sont seulement notionnelles, puisque la banque centrale n’est pas en activité pour faire du profit. Elles importent seulement si elles compromettent la capacité de la banque centrale à assurer à l’avenir sa mission de lutte contre l’inflation. Il y a plusieurs manières d’écarter le danger, mais ce que je cherche à souligner ici, c’est qu’aucune forme d’assouplissement quantitatif n’est dénuée de coûts pour la banque centrale.

(2) Les banques centrales transfèrent les profits qu’elles réalisent (à travers le seigneuriage) aux gouvernements. Donc l’innovation ici, c’est que c’est la banque centrale et non le gouvernement qui décide comment utiliser ces profits.

(3) Une autre objection est que, dans la mesure où la BCE est libre de définir ses propres cibles, changer le cadre de la politique monétaire pour cibler le niveau du PIB nominal serait une meilleure innovation. Je suis d’accord avec l’idée que ce serait une innovation utile. Je pense toutefois que le mieux reste d’utiliser une politique budgétaire contracyclique, parce que seule celle-ci permet de gérer les chocs spécifiques aux pays. Mais si, pour une quelconque raison, ces changements sont exclus, alors il faut utiliser la monnaie hélicoptère. Si vous êtes un monétariste de marché, considérez celle-ci comme une politique d’assurance. »

Simon Wren-Lewis, « The Eurozone scandal », in Mainly Macro (blog), 29 décembre 2014. Traduit par Martin Anota