« Dans mon précédent billet, j’ai écrit que "les récessions provoquées par la déficience de demande lorsque l’inflation est inférieure à sa cible constituent un inutile gâchis. C’est un problème qui peut être facilement résolu, avec beaucoup de gagnants et aucun perdant. La seule raison pour laquelle cela n’est pas évident pour beaucoup de gens, c’est que nous avons créé un divorce institutionnel entre les politiques budgétaire et monétaire qui obscurcit la vérité". Je pense avoir écrit beaucoup de choses qui me sont claires, mais qui restent absconses à mes lecteurs. Donc je cherche ici à préciser ce que j’ai en tête.

Tout d’abord un préambule. Si vous ne comprenez pas pourquoi les économies peuvent souffrir d’une demande déficiente et pourquoi c’est un gâchis inutile de ressources, le mieux qui vous puissiez faire est de lire quelques chapitres d’un livre populaire sur la macroéconomie, par exemple le dernier de Tim Harford. Si vous avez déjà eu des cours de macroéconomie et que vous ne croyez pas qu’une déficience prolongée de la demande soit possible, dites-moi comment nous pouvons sortir d’une trappe à liquidité dans un monde où les banques ciblent l’inflation après avoir lu ce billet (et peut-être celui-là).

La déficience de demande lorsque l’inflation est de façon persistante sous sa cible (la stagnation à laquelle fait allusion le titre de mon billet) ne devrait pas survenir, parce qu’elle est techniquement facile à résoudre. Si j’étais un dictateur bienveillant en charge des politiques budgétaire et monétaire, la stagnation ne durerait pas dans l’économie. La manière par laquelle j’y parviendrais la plupart du temps est en faisant varier les taux d’intérêt, mais si les taux d’intérêt nominaux butaient sur leur borne zéro (c’est-à-dire si l’économie est dans une trappe à liquidité), je disposerais d’une large gamme d’instruments alternatifs, allant des réductions d’impôts à l’accroissement des revenus de transfert et des dépenses publiques. Je ne connais aucune théorie macroéconomique sur Terre suggérant qu’aucun de ces instruments n’accroisse la demande globale.

Qu’importe l’instrument que je vais utiliser pour accroître la demande dans une trappe à liquidité, je dois le financer. Je peux le faire en émettant des obligations (accroître la dette publique) ou en créant de la monnaie. Un stock plus élevé de dette publique ou de monnaie est le seul héritage (mis à part le plus grand bien-être de la population) de mon opération une fois qu’elle aura restauré la demande. Nous préférons généralement que les gouvernements utilisent le financement obligataire, pour des raisons dont je parlerai ci-dessous. Mais supposons qu’il y ait une quelconque contrainte (réelle ou imaginaire) sur l’émission d’obligations. Comme dictateur bienveillant, je peux juste créer de la monnaie, ce que nous appelons une relance budgétaire financée par création monétaire. La relance budgétaire financée par création monétaire est une manière sûre de mettre un terme à la déficience de demande dans une trappe à liquidité.

Si ce plus grand stock de monnaie se révèle trop important lorsque l’économie a achevé sa reprise, je peux la réduire par divers moyens. Il peut ne pas y avoir d’inflation supérieure à la cible. Il n’y a pas de problèmes techniques que je dois craindre en tant que dictateur bienveillant. Bien sûr, créer temporairement beaucoup de monnaie est exactement ce que les banques centrales du Royaume-Uni, des Etats-Unis et du Japon ont récemment fait (l’assouplissement quantitatif). Le problème est que leurs actions n’ont pas été suffisamment accompagnées de réductions d’impôts, de transferts ou de dépenses publiques. Créer de la monnaie pour acheter des actifs financiers est une manière incertaine bien plus incertaine que la relance budgétaire financée par création monétaire d’accroître la demande. Et donc voilà. La stagnation associée à une demande déficiente est facile à prévenir sur le plan technique. Le large gâchis de ressources que nous voyons avec la lente et incomplète reprise des Etats-Unis, la reprise encore plus lente du Royaume-Uni et l’absence de reprise dans la zone euro n’est pas nécessaire, parce que nous savons comment les résoudre. (1)

Si ce n’est pas ce que nous voyons dans le monde réel, c’est parce que nous faisons une fixette sur les termes de politiques "monétaire" et "budgétaire" et que nous avons créé une institution indépendante pour conduire la première. Les banques centrales mènent la politique monétaire (en faisant varier les taux d’intérêt et en créant de la monnaie), mais elles ne sont pas autorisées à donner de la monnaie directement aux gens (la monnaie hélicoptère, ou l’assouplissement quantitatif pour les gens de John Muellbauer). Les gouvernements conduisent la politique budgétaire, donc ils peuvent mener une politique budgétaire financée par émission d’obligations, mais ils ne peuvent créer de la monnaie. Donc le cadre institutionnel que nous nous sommes imposé empêche soit les banques centrales, soit les gouvernements de mener seuls une relance budgétaire financée par création monétaire.

Une raison majeure expliquant pourquoi cet arrangement institutionnel existe est qu’il vise à décourager les gouvernements malveillant de générer de l’inflation en raison de leurs dérapages budgétaires ou plus récemment à accroître la crédibilité des autorités politiques. Bien sûr, durant une période de stagnation, il y a peu de risque qu’il y ait une inflation rampante. Malheureusement cet arrangement institutionnel devient problématique lorsque les gouvernements (selon moi, pour des raisons infondées) font une priorité de réduire les déficits. La relance budgétaire financée par création monétaire n’est pas disponible pour sortir d’une trappe à liquidité. Donc nous nous retrouvons avec ce large gâchis de ressources.

Dans le cadre institutionnel existant, il y a plein de choses à faire pour convaincre les autorités budgétaires que réduire les déficits ne doit pas être une priorité à court terme ou pour améliorer le cadre de politique monétaire afin que l’économie bascule moins souvent dans une trappe à liquidité. Pourtant le mieux reste d’avoir un cadre institutionnel qui soit un peu plus robuste dans ces deux domaines. Nous devons avoir de nouveau la possibilité de mettre en œuvre une relance budgétaire financée par création monétaire dans une trappe à liquidité.

(1) Beaucoup de ce que je dis ici rejoint ce que disent les partisans de la Modern Monetary Theory, les néochartalistes. (…) »

Simon Wren-Lewis, « On the stupidity of demand deficient stagnation », in Mainly Macro (blog), 31 décembre 2014. Traduit par Martin Anota