« Dans ce billet, j’explique pourquoi le tabou à propos de la monnaie-hélicoptère ou de la relance budgétaire financée par création monétaire n’a plus aucun sens une fois que la banque centrale mène un assouplissement quantitatif (quantitative easing), mais peut néanmoins être dans l’intérêt de certains groupes. Beaucoup de macroéconomistes ont affirmé que nous ne devrions pas considérer les banques centrales de la même manière que les banques commerciales. Une banque centrale ne peut jamais être insolvable, du moins aussi longtemps que les gens utilisent la monnaie qu’elle émet. Elle peut combler les pertes en créant plus de monnaie. Tout ce qui importe, d’un point de vue macroéconomique, est si elle a la capacité de faire son boulot, en l’occurrence de contrôler l’inflation.

Je ne veux pas parler ici du contrôle de l’inflation. En fait, je veux parler de ces pertes et en particulier parler des personnes qui gagnent lorsque la banque centrale réalise ces pertes. Les macroéconomistes tendent à se focaliser sur le contrôle d’inflation, donc laissons cela de côté en imaginant (…) que la banque centrale cible un niveau des prix constant et que la vitesse de circulation de la monnaie (PIB nominale/ monnaie) est constante à long terme, si bien que la base monétaire doit retourner à une certaine valeur constante à long terme pour que la cible soit atteinte. A court terme, la vitesse de la monnaie n’est pas constante et nous pouvons avoir des récessions dues en raison d’une insuffisance de la demande globale (…).

Considérons l’assouplissement quantitatif. La banque centrale crée de la monnaie pour acheter de la dette publique sur les marchés à un moment où la dette est chère, parce qu’elle ne mène un assouplissement quantitatif que lorsque les taux d’intérêt sont faibles (1). Supposons que (…) tous les titres publics que la banque centrale achète proviennent des fonds de pension. Ces fonds vendent les titres et obtiennent de la monnaie en échange (…). Après un certain temps, l’économie connaît une reprise, les taux d’intérêt augmentent et le prix de cette dette publique chute. La banque centrale n’a plus besoin de la dette publique et elle veut réduire le stock de monnaie pour ramener le niveau des prix à sa cible, donc elle vend les titres sur les marchés et plus exactement aux fonds de pension auprès desquelles elles les ont achetées. Comme le prix de ces actifs diminue, la banque centrale réalise une perte. Les fonds de pension retrouvent les titres qu’ils ont initialement vendus, mais ils ont gardé de la monnaie. Ils y ont gagné.

On peut dire que c’est bon pour eux, mais pourquoi devrions-nous nous en soucier ? Eh bien, la banque centrale s’inquiète de ne pas retrouver toute la monnaie qu’elle a émise (elle a réalisé une perte) et pour contrôler l’inflation elle doit retirer plus de monnaie du système. Elle demande au gouvernement de la recapitaliser, ce que le gouvernement fait en accroissant les impôts. Ce qui s’est passé en effet, c’est que la monnaie est passée du contribuable aux fonds de pension.

(…) L’assouplissement quantitatif revient dans ce cas à ce que la banque centrale donne de la monnaie aux fonds de pension. Mais alors, pourquoi est-ce que l’on accepte cela, mais que l’on n’accepte pas l’idée que la banque centrale puisse donner le même montant de monnaie (sa perte sur l’assouplissement quantitatif) directement au public ? (2) Pourquoi n’accepte-t-on pas l’idée que la banque centrale puisse donner volontairement le même montant de monnaie au gouvernement de manière à ce qu’il puisse stimuler l’économie par des moyens budgétaires (c’est-à-dire mener une relance budgétaire financée par création monétaire) ? (3)

Si vous pensez que mon hypothèse à propos des cibles de niveau des prix et de la vitesse de circulation de la monnaie constante à long terme est cruciale dans le raisonnement, imaginons le cas où le respect de la cible d’inflation ne nécessite pas que la monnaie nouvellement créée à long terme (la perte réalisée sur l’assouplissement quantitatif) soit retirée du système. Les fonds de pension y gagnent et personne ne semble y perdre. Mais si cette monnaie avait été jetée d’un hélicoptère, c’est chaque citoyen qui y gagnerait. Donc pourquoi est-il acceptable de créer une nouvelle monnaie et de la donner aux fonds de pension (à travers les pertes réalisées en retirant l’assouplissement quantitatif), mais pas de créer de la monnaie pour la donner aux gens ordinaires ou au gouvernement ? La première action est appelée politique monétaire et personne ne voit de problème à ce que la banque centrale la conduise ; la seconde est appelée politique budgétaire, mais ça, la banque centrale ne la fait pas.

Pourquoi ceci importe-t-il, hors du seul point de vue de la distribution ? Parce que, comme moyen de stimuler l’économie à court terme, l’efficacité de l’assouplissement quantitatif est hautement incertaine comparée à l’efficacité de transferts directs aux citoyens ou aux travaux publics. Nous semblons coincés avec une forme inefficace de relance, parce que quelque chose de plus efficace est tabou (…). Pour le dire de façon plus simple, mais plus provocatrice : il est hors de question qu’une banque centrale donne de la monnaie aux gens ou aux gouvernements, mais il apparaît juste qu’une banque centrale donne de la monnaie au secteur financer. C’est un tabou qui arrange bien certains.

(1) Supposons que ce soit une dette publique émise plusieurs années auparavant, lorsque les taux d’intérêt étaient de 5 %. Donc la dette avec une valeur nominale de 100 € rapporte 5 % d’intérêts. Si les taux d’intérêt sont maintenant de 2,5 %, alors la valeur de cette dette est plus élevée que sa valeur nominale (en effet, quelqu’un pourrait vous donner 200 € pour l’avoir si elle a une longue maturité). Cependant si les taux d’intérêt retournaient à 5 %, la valeur de la dette chuterait de nouveau à 100 €.

(2) Supposons que l’équivalence ricardienne ne tienne pas, donc donner de la monnaie stimule l’activité même si cette monnaie retourne finalement à la banque centrale lorsqu’elle est recapitalisée.

(3) Si la relance budgétaire financée par création de monnaie était sous la forme d’un supplément temporaire de dépenses publiques et si le Trésor finança la recapitalisation de la banque centrale en réduisant temporairement les dépenses publiques, alors nous obtenons ce que j’appelle une « pure » relance des dépenses financée par monnaie. Je ne connais aucune théorie qui dise que ce ne serait pas expansionniste. »

Simon Wren-Lewis, « When central bank losses matter », in Mainly Macro (blog), 20 janvier 2015. Traduit par Martin Anota