« Si vous lisez régulièrement mes billets, vous devez savoir que je considère 2010 comme une année catastrophique pour la reprise que connaissent les économies avancées dans depuis la Grande Récession. C’est l’année au cours de laquelle les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la zone euro ont abandonné la relance budgétaire pour adopter l’austérité budgétaire. Parce que nous étions à la borne inférieure zéro (zero lower bound), ce resserrement de la politique budgétaire est directement responsable de la faiblesse de la reprise dans ces trois économies. Enormément de ressources sont donc inutilement gâchées et la misère s’aggrave.

Je ne cherche pas, dans ce billet, à justifier ce constat, mais (…) à voir ce qu’il impliquerait s’il était exact (1). Pour ce faire, ce qui s’est passé en Grèce (en 2010, pas les événements de dimanche dernier) peut se révéler important. Pour comprendre pourquoi, je présente tout d’abord une lecture optimiste de ce qui s’est passé ces dernières années.

La Grèce devait faire défaut sur sa dette publique parce que les précédents gouvernements ont été excessivement dépensiers et qu’ils ont dissimulé ce fait à tout le monde, même au peuple grec. Ce genre de choses-là a tendance à être révélé en période de récession plutôt qu’en période de boom. Si la Grèce avait disposé de son propre taux de change, alors cela n’aurait peut-être été qu’une note de bas de page dans l’histoire macroéconomique mondiale : la relance budgétaire qui avait débuté en 2009 dans les trois économies se serait poursuivi (ou tout du moins elle n’aurait pas été interrompue) et la reprise aurait été robuste.

Malheureusement, la Grèce faisait partie de la zone euro, une union monétaire qui a été conçue d’une telle manière qu’elle était particulièrement vulnérable à la menace du défaut de l’un de ses membres. Les responsables politiques dans les autres pays de l’union monétaire ont tergiversé, en partie pour protéger leurs propres banques, en partie parce qu’ils s’inquiétaient à propos de la contagion. La BCE refusa d’agir comme prêteur en dernier ressort aux Etats ; elle n’a déployé le programme OMT qu’en 2012. Donc la crise grecque se mua en crise pour l’ensemble de la périphérie de la zone euro. (Pour plus de détails sur le sujet, voyez ce billet, basé sur une évaluation du FMI quant à son propre rôle dans cette affaire.) Ceci provoqua une panique, non seulement dans la zone euro, mais dans toutes les économies avancées. La relance laissa place à l’austérité. Lorsque certaines organisations comme le FMI réalisèrent que ce resserrement budgétaire avait été une erreur, il était déjà trop tard. La reprise s’en est trouvée anémique.

Pourquoi est-ce une lecture optimiste des événements ? Parce que c’est fondamentalement une histoire de malchance et elle suggère qu’il n’y a aucune raison nous amenant à croire qu’elle va se répéter. Quand la prochaine crise éclatera, la zone euro disposera de l’OMT et peut-être qu’un système rationnel aura été mis en place pour décider si un pays de la zone euro qui se retrouverait en difficultés doit obtenir de l’aide de la part de la BCE ou bien faire défaut. Si c’est juste de la malchance, nous n’avons pas à repenser la manière par laquelle la politique macroéconomique est mise en œuvre.

Maintenant, la lecture pessimiste. Dans chacune des trois économies, la droite s’est toujours dressée contre la relance budgétaire. Il est vrai qu’au cours de l’année 2009, lorsque personne ne savait à quel point les choses allaient mal, l’Allemagne adopta un modeste (et inefficace (2)) plan de relance, mais aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, la droite s’y opposa. S’il n’y avait pas eu de crise grecque, un gouvernement conservateur aurait tout de même pris le pouvoir au Royaume-Uni en 2010, tandis qu’aux Etats-Unis les républicains se seraient tout de même opposés à la relance et ils auraient imposé un resserrement budgétaire. Avec l’omniprésence de la droite dans les médias et l’idée reçue selon laquelle les gouvernements doivent, à l’instar des agents privés, resserrer leur ceinture lorsque la conjoncture est mauvaise, il y aurait eu peu d’opposition à l’austérité dans l’élite politique, si bien que l’austérité se serait tout de même généralisée. J’espère que cet opportunisme de l’aile droite ne resurgira pas à la prochaine crise, mais peu de raisons m’amènent à croire qu’il ne le fera pas. La Grèce a peut-être voté contre l’austérité, mais il est probable que les conservateurs restent au pouvoir au Royaume-Uni cette année avec un programme d’austérité et les républicains lieront les mains de la présidence aux Etats-Unis.

Si la lecture pessimiste est la bonne, alors elle a d’importantes implications en termes macroéconomiques. Bien que la relance budgétaire est en principe capable d’accompagner la politique monétaire quand les taux d’intérêt sont à leur borne zéro, (…) elle peut ne pas le faire dans la réalité et l’instrument budgétaire peut même bouger dans la mauvaise direction. Cela signifie que les macroéconomistes doivent commencer à se demander comment changer la manière par laquelle la politique est mise en œuvre à la borne inférieure zéro.

Quand certains économistes ont avancé ces dernières années l’idée de la monnaie-hélicoptère, j’étais initialement assez sceptique. (…) En effet, lorsque la banque centrale cible l’inflation, la monnaie-hélicoptère est l’équivalente d’une combinaison de réductions d’impôts et d’assouplissement quantitatif (quantitative easing), donc pourquoi ne pas mettre en œuvre tout simplement une politique budgétaire expansionniste ? (En outre, les réductions d’impôts sont un moyen de relance bien moins efficace que, par exemple, l’investissement public.)

Si l’interprétation pessimiste est correcte, alors chercher à convaincre les politiciens que la politique budgétaire en vigueur n’est pas la meilleure option possible est susceptible d’être un gâchis de temps, une cause perdue. La meilleure chose à faire est de changer le cadre institutionnel de manière à empêcher les responsables politiques d’adopter un plan d’austérité à la borne inférieure zéro ou tout du moins de manière à permettre à d’autres institutions d’intervenir pour compenser les plans d’austérité qui seraient malgré tout adoptés. Les banques centrales ont l’assouplissement quantitatif, mais la monnaie-hélicoptère serait un instrument plus efficace. Pour formuler cela autrement, l’indépendance de la banque centrale consistait finalement à retirer la fonction de stabilisation des mains des responsables politiques, car ces derniers ne sont pas très bons pour l’assurer. Les cinq dernières années ont démontré à quel point ils pouvaient être mauvais pour l’assurer. Cependant ce mouvement vers l’indépendance a toujours été incomplet en raison du problème posé par la borne inférieure zéro. Nous devons désormais le compléter.

Ceci soulève bien sûr de nombreuses questions. Voulons-nous donner des pouvoirs additionnels à la banque centrale ou une autre institution indépendante doit-elle s’impliquer ? Si vous donnez plus de pouvoir aux banques centrales, est-ce que cela se résume à renforcer le dialogue entre les banques centrales et les gouvernements (...) ou bien devons-nous aller jusqu’à déployer la monnaie-hélicoptère ? Si nous déployons cette dernière, qu’est-ce qui (…) assure que la banque centrale resserrera toujours la politique monétaire quand il le faudra ? Selon moi, on ne peut emprunter cette voie sans nous demander comment rendre les banques centrales un peu plus responsables (accountable), de manière à ce qu’elles ne se comportent pas comme le fait la BCE. (…) La macroéconomie a vraiment fait preuve de naïveté en suggérant qu’une banque centrale est d’autant plus efficace qu’elle est indépendante.

Cependant, nous n’avons à en venir jusque là que si l’interprétation pessimiste des dernières cinq années est correcte. Les piètres performances de ces cinq dernières années sont-elles dues à la malchance ou bien à des forces politiques qui ne disparaitront pas ? Je pense que l’interprétation pessimiste est aujourd’hui la plus convaincante, mais je serais ravi d’avoir à changer d’avis.

(1) Beaucoup affirment que la reprise est lente parce que la récession a été provoquée par une crise financière et que, dans une telle situation, ça prend toujours beaucoup de temps avant que les banques prêtent à nouveau. Même si vous donnez beaucoup d’importance à cet argument, il implique un multiplicateur proche de l’unité et non de zéro. Il ne justifie pas de réduire les dépenses publiques et l’emploi public, c’est-à-dire de mettre des gens à la porte à un moment où ils ont peu de chance de retrouver un emploi dans le secteur privé.

(2) La relance s’est appuyée sur les réductions d’impôts, or celles-ci sont moins efficaces qu’un accroissement des dépenses publiques car elles seront en partie épargnées. Voir par exemple l’article “The German fiscal stimulus package in perspective” que Carare, Mody et Ohnsorge publièrent en 2009 sur VoxEU. »

Simon Wren-Lewis, « Post recession lessons », in Mainly Macro (blog), 27 janvier 2015. Traduit par Martin Anota