« Un récent rapport du McKinsey Global Institute sur l’accroissement de la dette parmi les pays avancés et émergents a fait la une de plusieurs journaux financiers (par exemple, dans le Financial Times). Le rapport nous rappelle que dans plusieurs pays la dette, en % du PIB, continue de croître et que le désendettement suite à la crise financière mondiale n’a été que limité. Le Financial Times offre un intéressant outil graphique pour comparer l’évolution de la dette pour différents pays.

Les données sont intéressantes et elles mettent en lumière les difficultés associées au désendettement mais, à mes yeux, elles peuvent amener les lecteurs à tirer une conclusion qui n’est pas correcte : que chacun vit au-delà de ses moyens, que nous n’avons pas tiré de leçons des erreurs passées et que tout cela va mal finir.

Commençons par rappeler quelque chose d’évident : votre dette est l’actif de quelqu’un. Le fait que la dette rapportée au PIB augmente signifie qu’il y a un accroissement équivalent des actifs rapportés au PIB. Cela implique que la taille des actifs et passifs financiers augmente relativement au PIB. Ce n’est pas toujours une mauvaise chose. Dans plusieurs cas, nous considérons même que c’est une bonne chose : l’augmentation du ratio actifs (ou passifs) sur PIB est qualifié d’"approfondissement financier" (financial deepening) et il y a plusieurs études empiriques suggérant que celle-ci est positivement corrélée avec ne niveau et la croissance du PIB par tête.

Pour illustrer pourquoi se focaliser sur la seule dette peut vous donner une mauvaise image des fondamentaux économiques, penchons-nous sur (…) Singapour. Avec l’outil graphique développé par le Financial Times, on peut voir que la dette publique de Singapour s’est accrue au cours des dernières années. Voici de plus longues données temporelles tirées des Perspectives de l’économie mondiale du FMI et remontant jusqu’à 1990.

GRAPHIQUE 1 Dette du gouvernement singapourien (en % du PIB)

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Le niveau actuel de la dette publique est supérieur à 100 % (bien plus élevé qu’en 1990) et, sur ce point, Singapour fait partie du même club que l’Espagne ou l’Irlande. Mais voici le problème : le gouvernement de Singapour génère un excédent budgétaire depuis 1990 (et souvent un très large excédent budgétaire).

GRAPHIQUE 2 Solde budgétaire de Singapour (en % du PIB)

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Que s'est-il passé ? Comme le gouvernement de Singapour l’explique ici, la dette n’est pas émise pour répondre aux besoins de financement de l’Etat, mais pour générer des titres publics de façon à offrir un actif sûr pour les marchés financiers singapouriens, aussi bien que pour le système d’épargne obligatoire national appelé le Fonds de Prévoyance Central. Donc, même si la dette publique est importante, la valeur des actifs est encore plus élevée et le bilan du gouvernement singapourien semble très sain.

C’est bien évidemment une anomalie parmi les gouvernements, dans la mesure où la plupart des gouvernements n’ont pas autant d’actifs que de dettes. Mais, même le cas de ces derniers, quelqu’un détient forcément la dette publique. Et il se peut que la dette publique soit détenue par les résidents, qui apparaissent alors quelque peu comme des actionnaires du gouvernement. Donc le bilan consolidé du pays peut toujours paraître robuste (comme c’est par exemple le cas du Japon).

Cet argument ne suggère pas que la composition et la détention des actifs et passifs sont sans importance (même si, par définition, les passifs sont toujours égaux aux actifs). Nous savons bien que certains booms du crédit sont en effet associés à l’instabilité financière, donc il est pertinent de s’inquiéter de l'endettement. Mais on doit rester très prudents avec l’interprétation de l’analyse (et aux titres des journaux) qui n'observent souvent que le seul côté "dette" du bilan. Il est nécessaire de réaliser une analyse plus riche pour observer où les actifs se situent et quels sont les liens qu'ils entretiennent avec l’émission de dette. »

Antonio Fatás, « Those mountains of debt (and assets) », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 5 février 2015. Traduit par Martin Anota