« Dans le Financial Times (...), Gideon Rachman discute des défauts de l’euro et de la possibilité d’un échec de l’union monétaire. Il admet que depuis le début il crut que le projet de l’euro s’effondrerait finalement car, "d’une part, une union monétaire ne peut survivre à long terme sauf si elle s’accompagne d’une union politique. D’autre part, il n’y aura pas d’union politique en Europe, parce qu’il n’y a pas d’identité politique commune pour la soutenir. Par conséquent, l’euro va finir par s’effondrer".

J’ai toujours été très sceptique lorsque j’entends quelqu’un affirmer qu’une union monétaire nécessite une union politique. Les implications politiques de l’adoption d’une monnaie commune (en l’occurrence l’euro) sont sur plusieurs plans bien moindres que les implications politiques de l’appartenance à l’Union européenne. Alors pourquoi n’avançons-nous pas le même argument en ce qui concerne l’UE ? (Pour tout avouer, certains avancent cette idée, mais ils sont clairement moins nombreux, comme le rappelle l’article de Rachman.)

Il y a plusieurs exemples où l’Union européenne nécessite un réel consensus politique : l’UE nécessite des transferts partiels de souveraineté à une autorité supranationale en ce qui concerne la législation, l’UE a des mécanismes économiques impliquant un transfert significatif de revenu entre les pays-membres (via son budget, les fonds structurels et les fonds de cohésion). Alors pourquoi ne serait-il pas au moins aussi impérieux d’accompagner l’UE d’une union politique que le projet de l’euro ?

Selon moi, ce qui rend nécessaire une union politique dans la zone euro n’est pas tant le résultat du partage d’une politique monétaire et d’une devise commune. Je pense que la réponse vient bien plus du pouvoir et de la taille des flux financiers et de la manière par laquelle ces flux génèrent un risque d’instabilité qui est centralisé et doit être géré par la BCE.

Le débat qui se tient actuellement entre la Grèce et d’autres pays-membres de la zone euro ne porte pas sur la politique monétaire. Même s’il y a eu des désaccords à propos de la meilleure politique monétaire à adopter durant la crise, il n’en demeure pas moins que les actions de la BCE ne sont pas très "éloignées" de ce que les autres banques centrales ont fait : ses taux d’intérêt ont été proches de zéro pendant plusieurs années et, même si son assouplissement quantitatif diffère de celui des autres banques centrales, il est peu probable qu’un assouplissement quantitatif semblable à celui de la Fed aurait fait beaucoup de différences (nous sommes d’ailleurs toujours en train de débattre sur l’efficacité de l’assouplissement quantitatif aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni.)

Le réel débat dans la zone euro porte aujourd’hui sur la manière de gérer une crise de la dette souveraine. Le vrai problème est que les flux financiers durant la période 2000-2007 lièrent les pays-membres et alimenta un risque entre eux (…). Et la création de l’euro fut instrumentale pour cela.

Le rôle de l’euro fut double. Premièrement, il facilita les flux entre pays dans la mesure où les risques de taux de change disparurent au sein de l’union monétaire et il donna l’illusion qu’il n’y avait pas de risque. Deuxièmement, une fois que les flux furent en circulation, l’euro resserra les liens financiers entre les banques et les gouvernements des pays-membres, ce qui les exposa au même risque. En outre, en raison de ses connexions avec les banques, la BCE devint un réceptacle central de ce risque et une solution pour certains des pays connaissant un effondrement du crédit : la BCE se comporta sur certains plans comme le FMI.

Rien de tout cela ne concerne la politique monétaire, même si la BCE a un rôle à y jouer. Il s’agit avant tout du risque financier et de la façon par laquelle les crises financières ont de sévères répercussions économiques. Quand ils partagent une devise commune, le risque de crise financière et ses solutions potentielles lient les pays et les gouvernements d’une manière qui rend nécessaire un consensus politique, parce que des transferts peuvent être nécessaires et parce que des solutions politiques communes doivent être trouvées. Et même si ces transferts peuvent être plus faibles que ceux accordés dans le cadre des fonds sociaux et des fonds de cohésion de l’UE, ils arrivent par surprise et leur montant est incertain (nous ne pouvons nous accorder ex ante sur leur taille finale). C’est ce qui rend le projet de l’euro bien difficile à gérer (…).

Pour beaucoup, l’euro fut l’un des projets les plus ambitieux derrière l’Union européenne (qui vint avec l’idée d’une union politique partielle). Mais la récente crise financière a montré que les risques associés au partage d’une devise commune sont bien plus larges que ce que nous pensions lorsque les crises financières et les crises de dette souveraine sont possibles. Et ces risques sont bien plus larges que les risques associés au simple partage d’une même devise et d’une même politique monétaire (oui, un unique taux d’intérêt n’est pas du tout adapté, mais ce n’est pas le véritable problème cette fois).

S’il y avait une manière d’éviter la prochaine crise financière, j’accepterais à nouveau l’idée qu’une union monétaire peut survivre sans union politique. Mais aussi longtemps que les flux financiers (et la dette publique) sont susceptibles de générer le même type de risque qu’au cours de la dernière crise, alors l’euro peut ne pas survivre à la prochaine crise sans un resserrement des liens politiques entre ses membres. »

Antonio Fatás, « Financial crisis, the Euro and the need for political union », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 23 février 2015. Traduit par Martin Anota