« J’ai noté dans mon précédent billet que, en l’absence d’austérité budgétaire, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la zone euro pourraient actuellement être à des niveaux de production supérieurs aux estimations actuelles de la production potentielle ou naturelle. (…) En d’autres termes l’écart de production (output gap) serait positif et non pas négatif comme il l’est actuellement. (…) Sans l’austérité budgétaire, les banques centrales auraient déjà relevé leurs taux d’intérêt. Mais (…) la production potentielle est-elle réellement indépendante de la trajectoire effective de la production ?

Dans une vue stylisée de la macroéconomie, les deux sont indépendantes. Le potentiel productif mesure ce qu’une économie produirait si elle employait la totalité du travail et du capital disponibles en utilisant la technologie qui serait elle-même indépendante des niveaux courants et passés de la production. Vous pouvez dire la même chose autrement, en parlant de production naturelle, c’est-à-dire du niveau de production pour lequel les individus travaillent autant qu’ils le veulent, étant donnés les salaires réels qui correspondent à l’équilibre du marché, etc.

Nous savons que la vue stylisée est fausse pour plusieurs raisons. Les travailleurs qui ont été au chômage peuvent perdre en compétences. Les entreprises qui sont forcées de réduire leur investissement au cours d’une récession peuvent ne pas chercher à reconstituer rapidement leurs capacités de production. Cependant il y a d’autres raisons nous amenant à penser que c’est faux, même si elles sont bien plus difficiles de quantifier. En l’occurrence, si l’investissement chute lors d’une récession, les nouvelles technologies, qui doivent être incorporées dans les nouvelles machines, peuvent ainsi échouer à émerger et à se diffuser, si bien que le taux de progrès technique peut décliner.

Ces processus peuvent être d’une importance limitée lors des expansions et effondrements normaux (peu sévères et de courte durée). Cependant, suite à une sévère récession, ils peuvent devenir plus importants. Comme plusieurs l’ont noté (par exemple Larry Ball), les estimations du taux de croissance du potentiel productif réalisées par des organisations comme l’OCDE et le FMI ont été substantiellement révisées à la baisse depuis la Grande Récession. Plus la récession est sévère, plus la chute du potentiel est forte. (...) Pour interpréter cela comme une réduction graduelle du côté de l’offre du taux du progrès technique (et pour éviter ainsi de supposer une régression technologique), ces organisations ont eu à réviser leur estimations des écarts de production d’avant-crise, si bien qu’elles finissent pas fournir des chiffres franchement absurdes. Il est bien plus probable que les estimations du potentiel productif soient fortement influencées par les niveaux courants de la production.

Si c’est vrai, c’est en un sens optimiste. Le processus pourrait s’inverser. Nous pouvons davantage stimuler l’économie que ce que la plupart des estimations de l’écart de production le suggèrent et les estimations du potentiel productif augmenteraient aussi avec cette relance. Comme je l’ai dit à plusieurs reprises, nous devons par conséquent explorer cette possibilité (notamment parce qu’il y a de larges coûts associés à la sous-estimation du potentiel) en maintenant la politique aussi expansionniste que possible jusqu’à ce que l’inflation accélère fortement et nous indique ainsi que nous sommes allés aussi loin que nous le pouvions. Mais cela soulève une autre question. Si nous avons la capacité de produire bien plus, pourquoi la demande est-elle si faible, quand les taux d’intérêt restent à la borne inférieure zéro ?

Il est possible de construire des modèles sophistiqués d’équilibres multiples où les croyances (les esprits animaux si vous voulez) peuvent nous faire passer d’un équilibre à l’autre. Roger Farmer est le meilleur exemple d’économiste qui ait exploré cette possibilité (voir aussi un récent billet de David Andolfatto). Je veux juste ici faire une simple observation nous amenant à prendre une telle possibilité au sérieux. La plus large composante de la demande agrégée est la consommation et la consommation dépend du revenu attendu, qui peut lui-même dépendre de la production courante et par conséquent de la demande agrégée. La macroéconomie est une histoire d’équilibres multiples autoréalisateurs.

Cette possibilité est plutôt limitée du côté supérieur. Les biens sont produits avec du capital et du travail et les travailleurs, à un certain moment, vont commencer à exiger des hausses de salaires pour travailler plus longtemps, ce qui génère de l’inflation, si bien que la banque centrale resserre sa politique monétaire pour réduire la demande globale. Mais les mécanismes qui contiennent les croyances autoréalisatrices du côté inférieur sont moins efficaces. La politique monétaire a des difficultés à stimuler la demande si les taux d’intérêt nominaux sont à leur borne inférieure zéro, en particulier dans un monde où les banques centrales ciblent l’inflation. A la borne inférieure zéro, une inflation toujours plus basse peut devenir problématique en poussant les taux d’intérêt réels à la hausse, mais heureusement l’inflation peut être très visqueuse près de zéro. Les chômeurs peuvent quitter la population active (…) ou les salaires réels peuvent chuter si bien que les entreprises commencent à adopter des techniques plus intensives en main-d’œuvre. Pour toutes ces raisons, l’insuffisance de la demande peut persister, en partie dissimulée et pas forcément auto-correctrice.

Pensez juste à ce qui s’est passé dans les années qui ont suivi la Grande Récession. Les banques centrales et les gouvernements ont régulièrement révisé leurs estimations de ce qu’ils considèrent être le niveau de la production à long terme. Il ne serait pas surprenant dans ces circonstances (marquées notamment par des salaires réels stagnants ou chutant) que les consommateurs aient aussi révisé à la baisse leurs estimations de leur revenu à long terme et aient alors réduit leurs dépenses de consommation. De cette manière, les dynamiques touchant la demande globale rendent probable une visions pessimiste de l’offre à long terme.

Vous ne devez pas vous demander à quel point je suis sûr que de telles histoires sont exactes, mais à quel point vous êtes certain qu’elles sont fausses. Si vous n’en êtes pas certain, alors la morale est la même : après une récession sévère, qui risque de se traduire par une perte de capacités productives, vous utilisez les politiques conjoncturelles pour juger quelle quantité de capacités ont réellement été perdues et courir le risque que l’inflation s’accélère. Vous ne devez pas (…) vous dire que l’inflation ne sera pas durablement inférieure à sa cible et ne faire rien. Et, bien sûr, vous ne devez pas opter pour davantage d’austérité budgétaire. »

Simon Wren-Lewis, « Endogenous supply and depressed demand », in Mainly Macro (blog), 18 février 2015. Traduit par Martin Anota



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