« Si les banques centrales ont embrassé l’assouplissement quantitative (quantitative easing), pourquoi n’optent-elles pas pour la monnaie-hélicoptère ? Nous savons que la monnaie-hélicoptère est bien plus efficace pour stimuler la demande globale. La monnaie-hélicoptère est une forme de ce que les économistes appellent une relance budgétaire financée par création monétaire. Dans leur configuration actuelle, les banques centrales indépendantes excluent de mettre en œuvre des relances budgétaires financées par création monétaire, parce que l’institution qui peut mettre en œuvre la relance (le gouvernement) n’est pas autorisé à coopérer avec l’institution qui crée la monnaie (la banque centrale indépendante) pour la mettre effectivement en œuvre. Dans un monde où les gouvernements (que ce soit par ignorance ou par dessein) sont obsédés par la réduction des déficits lorsqu’ils ne le devraient pas, il s’avère que la relance budgétaire financée par création monétaire (…) est tout ce qui nous reste pour faire face aux puissants chocs de demande et éviter ainsi de profondes et durables récessions. Donc pourquoi est-ce tabou ?

L’une des raisons expliquant pourquoi cette éventualité est un sujet tabou parmi les banquiers centraux est qu’ils veulent un actif qu’ils puissent revendre plus tard, lorsque l’économie aura pleinement achevé sa reprise. L’assouplissement quantitatif leur fournit un tel actif, mais la monnaie-hélicoptère ne le fait pas. Le cauchemar (comme toujours avec les banques centrales indépendantes) n’est pas l’insuffisance de demande globale que connait actuellement l’économie, mais une potentielle inflation future qu’elles seraient incapables de contrôler.

Voici peut-être la manière la plus facile pour parler de la politique monétaire : la banque centrale injecte de la monnaie dans le système lorsque l’inflation est trop faible et elle retire de la monnaie du système quand l’inflation est trop élevée. L’assouplissement quantitatif crée de la monnaie quand les taux d’intérêt sont à leur borne inférieure zéro (zero lower bound), mais cette monnaie peut être retirée du système plus tard s’il le faut ; pour cela, la banque centrale revend les actifs qu’elle a achetés à travers l’assouplissement quantitatif. La monnaie-hélicoptère injecte aussi de la monnaie dans le système à la borne inférieur zéro, d’une manière bien plus efficace que l’assouplissement quantitatif, mais cette monnaie ne peut être retirée par les seules banques centrales. La banque centrale ne peut exiger que nous remboursions la monnaie-hélicoptère (1).

Si le gouvernement coopère, il n’y a pas de problème. Le gouvernement « recapitalise » tout simplement la banque centrale, soit en augmentant les impôts, soit en émettant davantage de sa propre dette. Les économistes appellent cela le « fiscal backing » pour la banque centrale. Dans l’un ou l’autre cas, le gouvernement retire de la monnaie du système au nom de la banque centrale. Donc le cauchemar pour une banque centrale (…) serait que le gouvernement refuse de faire cela (2).

Quel genre de gouvernement cela pourrait-il être ? L’inflation s’accélère et l’institution ayant pour charge de la ramener sous contrôle émet une requête qui peut être facilement satisfaite par le gouvernement en émettant plus de dette. Un gouvernement qui refuserait de faire cela révélerait ainsi qu’il ne s’inquiète pas de la forte inflation : il préfère un environnement de faibles taux d’intérêt et de forte inflation et il est prêt à paralyser sa banque centrale pour l’obtenir.

Maintenant imaginez un gouvernement présentant de telles préférences. Imaginez-le dans un monde où la banque centrale indépendante n’a pas besoin une recapitalisation et où elle vend des actifs et augmente les taux d’intérêts pour remplir son mandat. Pouvons-nous vraiment croire qu’un tel gouvernement ignorerait ses préférences et laisserait la banque centrale faire ce qu’elle a à faire ? Bien sûr, il ne le ferait pas. Il enfreindrait l’indépendance de la banque centrale en la forçant à ne pas relever ses taux d’intérêt. En d’autres mots, un gouvernement qui refuserait de recapitaliser une banque centrale indépendante est aussi un gouvernement qui n’aurait aucune hésitation à violer l’indépendance de la banque centrale. La détention d’actifs ne protège pas une banque centrale indépendante contre ce gouvernement de cauchemar. (3)

Si les banques centrales sont indépendantes, ce n’est pas pour nous empêcher de devenir comme le Zimbabwe. C’est pour empêcher les gouvernements de prendre de petits risques avec l’inflation pour obtenir un gain politique à court terme. Un jour, on m’avait raconté que le Chancelier (de l’époque) savait bien que les taux d’intérêt devaient alors être relevés pour réduire l’inflation, mais il était hors de question que ce resserrement survienne avant la conférence du parti. Mais ce genre de gouvernement n’est pas le genre de gouvernement qui saboterait délibérément sa propre banque centrale en refusant de la recapitaliser.

Tony Yates écrit à propos de la monnaie-hélicoptère : "une fois que le gouvernement prend goût à cela, comment peut-il résister à ne pas en user davantage ?" Il fait référence à un gouvernement de cauchemar qui va être pris d’une frénésie de dépenses en utilisant la monnaie créée par la banque centrale, mais pas à un gouvernement comme il en existe dans les pays avancés. L’idée qu’un gouvernement parfaitement sobre devienne alcoolique à l’instant même où il voit sa banque centrale émettre de la monnaie-hélicoptère est absurde. Si jamais nous sommes suffisamment malchanceux pour avoir un gouvernement alcoolique, une banque centrale indépendante qui détiendrait quelques actifs à vendre ne suffira pas pour l’empêcher d’accroître l’inflation.

Donc ce cauchemar qui rend la monnaie-hélicoptère taboue est aussi irréaliste que la plupart des cauchemars. La chose réellement étrange est que les banques centrales indépendantes ont déjà eu à se confronter à ce cauchemar. Il est plus que probable que les banques centrales vont réaliser une perte lorsqu’elles revendront les actifs qu’elles ont acquis à travers l’assouplissement quantitatif, si bien qu’elles vont faire face exactement au même problème qu’avec la monnaie-hélicoptère (4). (…) Donc le cauchemar a déjà été combattu. Il semble par conséquent doublement étrange que la monnaie-hélicoptère puisse rester taboue.

(1) La banque central peut simplement prêter la monnaie-hélicoptère. Mais en pratique cela revient à la même chose : un gouvernement qui ne va pas soutenir sa banque centrale va dire aux gens de ne pas rembourser le prêt.

(2) Il est souvent suggéré que, si la banque centrale manquait d’actifs, elle pourrait créer les siens, en émettant de la dette de banque centrale. Ce serait efficace si le gouvernement de cauchemar n’était pas susceptible de durer et si un nouveau gouvernement prenait rapidement le pouvoir et recapitalisait aussitôt la banque. Cependant cette solution semble problématique si le gouvernement est perpétuellement non coopératif et si l’inflation est excessivement élevée, parce que la seule manière par laquelle la banque centrale peut payer les intérêts des actifs qu’elle émet est en créant plus de monnaie. (…)

(3) Une institution judiciaire indépendante peut protéger une banque centrale indépendante. Il serait également possible d’inscrire dans la loi le devoir d’un gouvernement d’assurer qu’une banque centrale indépendante puisse remplir son mandat.

(4) Le gouvernement a accordé une indemnité presque totale à la Banque d’Angleterre pour les pertes qu’elle réaliserait avec l’assouplissement quantitative, mais ce n’est pas le cas des autres banques centrales (cf. Willem Buiter). »

Simon Wren-Lewis, « Helicopter money and the government of central bank nightmares », in Mainly Macro (blog), 22 février 2015. Traduit par Martin Anota