« En février 2005, Alan Greenspan qualifia le niveau anormalement faible des taux d’intérêt de long terme américains d’énigme (conundrum) : "pour le moment, le comportement largement non anticipé des marchés obligataires mondiaux reste une énigme. Les variations des cours obligataires peuvent être une aberration de court terme, mais il va nous falloir plus de temps pour être capables de mieux juger des forces sous-jacentes à ces récents développements".

A mois après, Ben Bernanke avança l’idée d’un excès mondial d’épargne (global saving glut) comme principale raison expliquant la faiblesse des taux d’intérêt réels à long terme. Dans un monde où les marchés des capitaux sont mondiaux, les taux d’intérêt sont déterminés par des forces mondiales et non par les conditions macroéconomiques domestiques.

Ce comportement est aussi lié à la discussion autour de la "liquidité mondiale" et de la possible influence de la politique monétaire de la Fed sur les conditions de politique monétaire dans les pays émergents. La différence est que, dans ce cas, nous parlons des taux d’intérêt de court terme, or nous devrions nous à attendre à ce que les banques centrales exercent davantage de contrôle sur ceux-ci et qu’ils soient davantage corrélés avec les conditions domestiques.

Pour illustrer cela, utilisons une diapo tirée d’une conférence donnée par Hyun Song Shin (économiste de la Banque des règlements internationaux) il y a quelques jours à la Banque d’Angleterre à propos du futur agenda des banques centrales. La diapo comprend le graphique suivant (…) :

GRAPHIQUE Les taux directeurs en vigueur dans les pays émergents et les taux directeurs qu'aurait impliqué une règle de Taylor (en %)

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Le graphique montre le comportement des taux d’intérêt des banques centrales des pays émergents en comparaison avec une règle de Taylor standard. Le graphique montre que depuis 2000, les banques centrales ont fixé des taux d’intérêt significativement inférieurs au niveau impliqué par la règle de Taylor (le même comportement est également observé parmi les économies avancées, mais pas dans la même ampleur). Si l’on regarde soigneusement à l’échelle, les taux d’intérêt sont 6 à 8 points de pourcentage inférieurs à ceux impliqués par une règle de Taylor. Ceci suggère que la politique monétaire a été incroyablement expansionniste. Le graphique vient d’un document de travail réalisé par deux chercheurs de la BRI (Hofmann et Bogdanov) qui, en commentant ce résultat, ont affirmé que "ce constat suggère que la politique monétaire a probablement été systématiquement accommodante pour l’essentiel de la décennie passée. La déviation peut, cependant, refléter aussi en partie de plus faibles niveaux de taux d’intérêt réels d’équilibre qui peuvent introduire un biais à la hausse dans la traditionnelle règle de Taylor".

La politique monétaire peut être trop accommodante quand les banques centrales suivent les taux d’intérêt américains pour éviter une appréciation de leurs devises. Mais si la politique monétaire fut aussi accommodante que ça pendant plus d’une décennie nous aurions dû voir une accélération de l’inflation au cours de ces années. Ce n’est pas ce que nous avons observé : les taux d’inflation restèrent stables (et ils eurent même tendance à diminuer) dans la plupart de ces pays. Aujourd’hui nous parlons de déflation mondiale et non d’inflation mondiale, alors même que les taux d’intérêt restent très faibles comparés à ceux impliqués par la règle de Taylor.

Donc la cause fondamentale doit être liée à de plus faibles niveaux de taux d’intérêt réels d’équilibre et ceux-ci sont déterminés par des forces mondiales (sinon tous les pays ne se comporteraient pas de la même manière). Chose intéressante, les déviations par rapport avec la règle de Taylor coïncident avec la période où les déséquilibres globaux sont apparus.

Donc voici une autre énigme à propos des taux d’intérêt, cette fois reliée aux taux d’intérêt à court terme. A quel point les banques centrales contrôlent –elles les taux de court terme dans un monde où les marchés des capitaux sont mondiaux ? A quel point l’approche de la règle de Taylor est-elle pertinente pour déterminer quel est le niveau approprié pour les taux directeurs des banques centrales ? »

Antonio Fatás, « The Taylor rule conundrum », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 26 février 2015. Traduit par Martin Anota