« Lorsque l’inflation globale et l’inflation sous-jacente grimpèrent toutes les deux au-dessus de la cible après la crise financière, en raison de la hausse des prix du pétrole, la Fed et la Banque d’Angleterre ont rongé leur frein et n’ont pas augmenté leurs taux directeurs. Elles considérèrent cette accélération de l’inflation comme temporaire. Par contre, la décision de la BCE de resserrer sa politique monéttaire ne fut pas la bonne. Au Royaume-Uni, ce fut serré : trois des neuf membres du comité de politique monétaire ont voté pour un relèvement des taux les mois suivants. Mais ce qui compte est le résultat : l’excès d’inflation fut ignoré parce qu’il était perçu comme temporaire. Dans quelle mesure ce que nous sommes en train d’observer est le reflet inverse de cette période ?

Si l’on se contente de regarder le niveau d’inflation et l’orientation de la politique monétaire, la situation actuelle semble en effet un reflet inversé. L’inflation globale est négative ou l’est quasiment et l’inflation sous-jacente a chuté sous la cible. Comme Tim Duy le souligne dans le cas des Etats-Unis, l’inflation sous-jacente semble davantage promise à ralentir à nouveau qu’à retourner à sa cible. Cependant je pense que c’est là où la symétrie s’arrête. Si les dangers qu’il y aurait à laisser l’inflation aller au-dessus de la cible à cause de chocs temporaires sont faibles, les dangers qu’il y a à la laisser aller en-deçà de sa cible sont plus sérieux.

L’un des arguments utilisés par les faucons lorsque les prix du pétrole furent élevés est que, même si l’impact des prix du pétrole sur l’inflation était temporaire, il y avait un risque que les anticipations d’inflation soient révisées à la hausse et que la banque centrale perde sa crédibilité anti-inflation. La réponse que je donnai à l’époque fut triple. Premièrement, le secteur privé peut comprendre la raison expliquant pourquoi les taux ne sont pas relevés (en l’occurrence, ils comprennent que la récession se poursuit), donc la crédibilité n’est pas mise en danger. Deuxièmement, le meilleur signal indiquant que les anticipations ont été révisées à la hausse est l’accélération de l’inflation des salaires nominaux (chose que l’on n’observa pas). Et troisièmement, lorsque cela surviendra, il sera facile de restaurer la crédibilité et de pousser les agents à réviser leurs anticipations d’inflation à la baisse en élevant les taux.

Aucun de ces arguments ne s’applique au cas de la déflation aujourd’hui. Le chômage était alors clairement trop élevé. Aujourd’hui le chômage n’est clairement pas trop faible. Nous ne savons pas avec certitude à quelle distance le taux de chômage se situe du taux de chômage naturel, mais personne n’affirmerait que l’économie connait un boom qui serait le reflet inversé de la récession d’il y a quelques années. Le second argument est que nous pouvons utiliser l’évolution des salaires nominaux comme indicateur clair pour savoir si les anticipations d’inflation ont été révisées à la hausse. Cet argument n’est pas symétrique en raison de la résistance bien connue des salaires nominaux à la baisse. Si la crédibilité est sur le point d’être perdue, la banque centrale va trouver très difficile d’entreprendre des actions pour la restaurer en raison de la borne inférieure zéro (zero lower bound).

(Voici un paragraphe un peu technique, que vous pouvez facilement sauter si vous le désirez. Comme il l’a souvent été souligné, la borne inférieure zéro signifie que deux équilibres sont possibles pour un taux d’intérêt réel donné : l’équilibre "attendu" lorsque l’inflation atteint sa cible et l’"équilibre de borne inférieure zéro" quand l’inflation est négative. J’ai récemment parlé d’un article qui qualifie de "croyance" les perceptions des agents de ce qui constitue l’équilibre approprié et qui suggère ainsi que la trappe à liquidité pourrait manifester la croyance des agents que nous allions à la borne inférieure zéro. Ce qui me contrarie avec cette analyse est qu’elle suggère que les autorités peuvent défaire cette croyance en relevant leurs taux directeurs. Je trouve cela très peu convaincant, mais ce serait une erreur de rejeter l’ensemble de ce travail sur ce motif. Dans ce billet, j’ai suggéré une autre raison pour expliquer pourquoi nous pouvons nous retrouver à l’équilibre de borne inférieure zéro : les agents peuvent ne plus croire que les autorités monétaires aient les moyens de l’empêcher de survenir.

La dernière asymétrie est celle qui m’inquiète le plus et qui explique pourquoi je ne suis pas aussi serein que les responsables politiques en ce qui concerne la déflation. Il y a trois interprétations de cette attitude relâchée à l’égard de l’inflation globale négative. La première (celle que privilégient les autorités monétaires actuellement selon moi) est que l’impact bénéfique de la baisse des prix sur la demande va finalement accélérer l’inflation et la ramener à nouveau à sa cible, d’ici un an ou plus, si bien qu’il n’y aurait pas de raison de s’inquiéter (1). Je pense qu’il y a une forte probabilité qu’ils aient raison, mais la bonne politique ne consiste pas à penser seulement à l’événement le plus probable, mais elle doit être aussi robuste aux risques, particulièrement aux risques ayant de profondes répercussions sur l’économie.

La deuxième interprétation que le secteur privé peut avoir pour expliquer l’attitude relâchée des banques centrales aux Etats-Unis et au Royaume-Uni est que les déviations au-dessus et en-dessous de 2 % ne sont pas traitées symétriquement. En théorie, ceci doit être davantage une inquiétude pour les Etats-Unis que pour le Royaume-Uni car au Royaume-Uni l’asymétrie va à l’encontre du mandat de la banque centrale. (…) Il y a une asymétrie supplémentaire qui est évidente lorsque l’on compare aujourd’hui et il y a quelques années : plusieurs de ceux qui appelaient alors à un relèvement des taux appellent toujours aujourd’hui à un resserrement de la politique monétaire.

La troisième interprétation pouvant expliquer pourquoi les banques centrales ne font rien est qu’il n’y a rien qu’elles puissent faire. L’assouplissement quantitatif semble avoir été mis définitivement en pause, soit parce qu’il a cessé d’apporter des bénéfices, soit parce que les autorités monétaires craignent qu’il ait des répercussions indésirables. Selon cette interprétation, la cible d’inflation perd en crédibilité, non pas parce que le secteur privé ne croit plus aux objectifs avancés par les responsables politiques, mais parce qu’il ne croit plus que ces derniers aient les moyens de les atteindre.

Cette possibilité est précisément celle qui doit réellement inquiéter les banques centrales aujourd’hui. C’est un scénario qui est assez cohérent avec ce qui se passe actuellement et il pourrait remettre profondément en cause la crédibilité de la banque centrale. Pour le dire simplement, la crédibilité des banques centrales est sapée parce que les gens croient qu’elles ont perdu leur capacité (plutôt que leur volonté) à assurer leur mission et il y a vraiment très peu de choses que les banques centrales puissent faire pour la retrouver en raison de la borne inférieure zéro. C’est ce qui devrait donner des cauchemars aux banques centrales. Bizarrement elles semblent rester quiètes.

(1) La résistance aux réductions des salaires nominaux peut aussi atténuer le basculement dans la récession et ainsi donner du temps pour que ces effets positifs surviennent. Cependant la résistance à la baisse des salaires nominaux ne signifie pas que l’équilibre de borne inférieure zéro ne surviendra jamais. Dans l’article à propos duquel j’ai parlé dans ce billet, c’est la raison pour laquelle cet équilibre est associé à un chômage élevé. »

Simon Wren-Lewis, « Deflation, inflation, oil prices and asymmetries », in Mainly Macro (blog), 5 mars 2015. Traduit par Martin Anota