« La demande de travailleurs plus qualifiés semble s’être accrue depuis plusieurs décennies parmi les pays de l’OCDE. Malgré un large accroissement d’une telle main-d’œuvre, le rendement de l’éducation supérieure n’a pas chuté. En fait, il a significativement augmenté depuis le début des années quatre-vingt aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et dans plusieurs autres pays. L’idée largement partagée est que cet accroissement de la demande de compétences est lié au progrès technique plutôt qu’à l’intensification des échanges avec les pays à faible salaire.

Les récentes analyses de données qui ont été réalisées tout au long des années deux mille suggèrent cependant une image plus nuancée des changements touchant la demande de compétences. Autor, Katz et Kearney (2007, 2008) utilisent les données américaines pour montrer que, bien que les inégalités au sommet de la répartition (entre les 90ième et 50ième centiles de la répartition salariale) ont continué à s’accroître d’une manière presque séculaire au cours des trente dernières années, les inégalités en bas de la répartition (entre les 50ième et 10ième centiles de la répartition salariale) s’accrurent durant les années quatre-vingt, mais sont restées relativement stables depuis environ 1990. Ils montrent aussi une dynamique similaire pour les différents groupes de niveaux de qualifications : les salaires horaires des diplômés du supérieur s’accroissant relativement aux salaires horaires des diplômés du secondaire depuis 1980, tandis que les salaires des diplômés du secondaire ont augmenté relativement aux salaires des décrocheurs du secondaire durant les années quatre-vingt, mais pas ensuite. Lorsqu’ils observent les professions en lieu place des différents groupes de niveaux de qualifications, Goos et Manning (2007) constatent une polarisation de la main-d’œuvre. Au Royaume-Uni, les professions moyennement qualifiées ont décliné relativement aux professions hautement qualifiées et aux professions faiblement qualifiées. Spietz-Oener (2006) constate des résultats similaires pour l’Allemagne, tandis que Goos, Manning et Salomons (2009) trouvent des résultats similaires pour plusieurs pays de l’OCDE.

Qu’est-ce qui pourrait expliquer ces tendances ? Une explication pourrait être que les nouvelles technologies, telles que les technologies d’information et de communication (TIC), sont complémentaires avec le capital humain et que des chutes rapides des prix des TIC ajustés en fonction de leur qualité ont par conséquent accru la demande compétences. Il y a plusieurs études largement cohérentes avec cette idée. Une idée plus sophistiquée a été avancée par Autor, Levy et Murnane (2003) : ils soulignent que les TIC se substituent aux tâches de routine, mais qu’elles sont complémentaires aux tâches analytiques non routinières. Plusieurs tâches de routine furent traditionnellement réalisées par des travailleurs moins éduqués, tels que les ouvriers d’assemblage dans une usine automobile et plusieurs tâches analytiques non routinières sont réalisées par des travailleurs plus éduqués comme les consultants, les directeurs de publicité et les physiciens. Cependant, plusieurs tâches de routine sont aussi réalisées dans les professions employant des travailleurs moyennement qualifiés, tels que les employés des banques et ce groupe peut être moins demandé en raison de l’informatisation. De même, plusieurs travailleurs moins qualifiés sont employés dans des tâches manuelles non routinières, notamment les concierges ou les conducteurs de taxi, et ces tâches sont moins affectées par les TIC. Puisque le nombre d’emplois de routine dans les secteurs manufacturés traditionnels (tels que l’assemblage de voitures) a substantiellement chuté dans les années soixante-dix, la croissance subséquente des TIC peut avoir tout d’abord accru la demande pour les travailleurs hautement qualifiés aux dépens des moyennement diplômés et n’affecta pas les travailleurs les moins éduqués (principalement travaillant dans les emplois manuels non routiniers).

Bien que cette théorie soit attrayante, il y a toujours peu de preuves empiriques internationales confirmant l’idée que les TIC entraînent une substitution des travailleurs moyennement qualifiés par les travailleurs très qualifiés. Autor, Levy et Murnane (2003) présentent quelques preuves allant dans ce sens pour les Etats-Unis et Autor et Dorn (2009) utilisent les écarts spatiaux aux Etats-Unis pour montrer que la croissance des services peu qualifiés a été plus rapide dans les zones où il y avait initialement des proportions élevées d’emplois routiniers.

Dans notre étude, nous testons l’hypothèse que les TIC peuvent être derrière la polarisation du marché du travail en réalisant un test simple utilisant 25 ans de données sectorielles internationales. Si l’explication de la polarisation fondée sur les TIC est correcte, alors nous nous attendons à ce que les secteurs et les pays qui eurent une croissance plus rapide des TIC aient également connu un accroissement de la demande pour les travailleurs diplômés du supérieur, relativement aux travailleurs avec des niveaux intermédiaires d’éducation. Dans notre étude, nous montrons que ceci est en effet un aspect robuste des données internationales. (…)

Nos conclusions soutiennent l’hypothèse fondée sur les TIC puisque les secteurs qui connurent la croissance la plus rapide des TIC connurent également la croissance la plus rapide de la demande de travailleurs très éduqués et les baisses les plus rapides de la demande pour les travailleurs ayant des niveaux intermédiaires d’éducation. Les effets sont significatifs : le progrès technique (…) peut expliquer jusqu’à un quart de la croissance de la part des salaires rémunérant les diplômés dans l’économie dans son ensemble (et davantage dans les secteurs produisant des biens échangeables). »

Guy Michaels, Ashwini Natraj et John Van Reenen, « Has ICT polarized skill demand? Evidence from eleven countries over 25 years », CEP, discussion paper, n° 987, juin 2010. Traduit par Martin Anota