« Il y a eu récemment un débat autour de ce qui ne va pas avec la macroéconomie (Jérémie Cohen-Setton en a fait un très bon résumé…). Bien sûr, ce débat ne date pas d’hier. Il disparaît et revient. Je pense que ses récents participants ont manqué un point important (que Paul Krugman n’a par contre pas manqué de relever).

Plusieurs des critiques portées à la macroéconomie suggèrent qu’elle nécessite plus de modèles impliquant X. Maintenant, X désigne des choses bien différentes d’une critique à l’autre : un secteur financier, des non-linéarités, des équilibres multiples, etc. Pourtant, comme le sait toute personne impliquée dans la macroéconomie moderne, qu’importe ce qu’est le X en question, il existe déjà des modèles l’incorporant. (…) L’une des caractéristiques de la macroéconomie moderne (à la différence de la macroéconomie qui existait lors de ma jeunesse) est qu’elle offre une large variété d’approches. En ce sens, la macroéconomie universitaire est florissante.

Est-ce que cela signifie que les critiques sont injustifiées ? Pas nécessairement. Je pense que ce qui manque dans cette discussion est le concept de croyance conventionnelle auxquelles les personnes extérieures à l’université (notamment les responsables politiques et les fonctionnaires) peuvent facilement accéder. Par exemple, il y a plein de modèles qui donnent naissance à des récessions persistant indéfiniment, mais l’idée reçue peut toujours être que les récessions sont des phénomènes temporaires provoqués par la viscosité des prix et que l’économie est toujours à même de se corriger par elle-même. Donc on ne peut pas critiquer le fait qu’il n’y ait pas d’analyse de X, mais le fait que X ne fasse pas partie de la croyance conventionnelle.

L’argument peut s’appliquer à la crise financière. Nous n’avons pas besoin d’un nouvel ensemble d’outils économiques pour comprendre les crises financières : il s’avère que nous avions déjà la plupart des outils (la plupart, mais pas tous). Le problème fut avant tout l’idée reçue selon laquelle les problèmes que le système financier avait connus par le passé avaient été résolus et que nous pouvions facilement les ignorer. Une fois que l’idée reçue fut ébranlée, nous pouvions piocher dans une boîte à outils déjà bien fournie pour analyser ce qui s’était mal passé.

Mais où demeure exactement la sagesse conventionnelle dont je parle ? Une place évidente pourrait être les manuels que nous utilisons. Cependant vue la vitesse à laquelle le sujet change (souvent au rythme des événements), ils sont loin d’être une source parfaite et ils ne sont pas très accessibles pour les non-économistes. Dans les sciences, la sagesse conventionnelle est normalement le savoir commun que partagent les universitaires ; en macroéconomie, c’est moins vrai. La sagesse conventionnelle pourrait alors se trouver au sein des institutions qui ont à utiliser ce savoir pour assurer leur mandat. Il y a clairement une sagesse conventionnelle à propos de la politique monétaire et vous allez la trouver chez les économistes qui travaillent dans les banques centrales.

C’est pourquoi je suis heureux de pouvoir parler du modèle nouveau keynésien en le qualifiant de modèle consensuel (en tout cas en ce qui concerne les cycles d’affaires), parce que c’est précisément le modèle utilisé dans les banques centrales. D’autres sont en désaccord avec le terme "consensuel", mais souvent parce qu’ils ont en tête le manque de consensus parmi l’ensemble de la communauté universitaire. Si l’on va plus loin, on pourrait même affirmer que la sagesse conventionnelle au sein d’une institution se trouve précisément dans le modèle qu’elle utilise pour faire ses prévisions et analyser la politique économique.

Je pense que cette manière de penser peut nous aider à comprendre pourquoi les gouvernements tout autour du monde ont si facilement échoué en adoptant une austérité prématurée. Par le passé, ils avaient probablement la capacité (et peut-être un modèle) pour saisir quels dommages l’austérité provoquerait ; ils l’auraient peut-être eu aujourd'hui s’ils n’avaient pas une banque centrale indépendante. Mais avec l’adoption de banques centrales indépendantes, ils ont perdu cette capacité. Les ministres des finances ont perdu cette expertise et ils se focalisent sur le seul contrôle des dépenses. Les banques centrales indépendantes disposaient du savoir nécessaire pour comprendre que l’austérité budgétaire serait dommageable, mais pour de nombreuses raisons elles choisirent de ne pas en faire part.

Sans prise de conscience de la croyance conventionnelle, les responsables politiques sont à la merci des entrepreneurs de politique ou des think tanks motivés par l’idéologie et ils peuvent ne pas être conscients que le savoir qu’on leur présente ne soit pas accepté par l’ensemble des universitaires. Mais je brosse peut-être ainsi un tableau un peu trop rose de la réalité : il se pourrait en effet que les responsables politiques soient pleinement conscients de ce qu’ils font, mais ne s’en soucient pas, car les médias ne sont pas au fait de la croyance conventionnelle ou bien ne sont pas capables d’en rendre compte. Qu’importe, cela suggère dans tous les cas que l’indépendance des banques centrales a contribué à la persistance de la Grande Récession. Parce que l’on a déposé la croyance conventionnelle à propos de la politique budgétaire entre les mains d’une institution qui ne désirait pas en rendre compte, ce savoir s’est perdu. »

Simon Wren-Lewis, « Received wisdom in macroeconomics », in Mainly Macro (blog), 31 mars 2015. Traduit par Martin Anota