« La croissance du secteur financier est bien connue et bien documentée. Le graphique montre que la part de la finance dans le PIB et dans l’emploi a fortement augmenté depuis la Seconde Guerre mondiale (...) (Philippon et Reshef, 2012). Alors que la part de la finance dans l’emploi s’est stabilisée après les années quatre-vingt, la part de la finance dans le PIB a continué à augmenter.

GRAPHIQUE Part de la finance dans l'emploi et dans le PIB (en %)

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L’expansion substantielle du secteur financier a amené beaucoup à se demander si elle était socialement désirable. (…) Une vaste littérature affirme que le développement financier stimule la croissance économique, parce qu’en relâchant les contraintes financières le secteur financier corrige la mauvaise allocation du capital et réduit par conséquent les pertes de productivité associées aux frictions financières. (…) Les critiques du secteur financier suggèrent qu’il peut avoir des répercussions négatives pour l’allocation du talent. Un ancien président de la Fed, Paul Volcker (2010) a clairement énoncé le problème : "Si le secteur financier aux Etats-Unis est tellement important qu’il génère 40 % des profits du pays, quel est l’effet des incitations sur nos plus jeunes talents aux Etats-Unis ?" En outre, cette inquiétude a été vivement partagée des deux côtés de l’Atlantique. Lord Turner, l’ancien président des Autorités des Services financiers au Royaume-Uni, affirma en 2009 que le secteur financier s’était accru "au-delà d’une taille socialement raisonnable". (…) Cette inquiétude a été soutenue par des travaux empiriques. Par exemple, Berkeles et ses coauteurs (2012) suggèrent que la finance commence à avoir un effet négatif sur la croissance de la production lorsque le crédit accordé au secteur privé est supérieur à 100 % du PIB. D’autres auteurs, comme Lucas (1988) et Goldsmith (1995), affirment que le rôle de la finance a été surestimé (…).

De façon à évaluer ces affirmations d’une manière structurée, j’ai construit un modèle dans lequel l’intermédiation financière améliore potentiellement le bien-être, mais prive la production d’individus talentueux. (…) Le modèle génère quatre conclusions importantes à propos du secteur financier. Premièrement, il implique que la taille optimale du secteur financier est plus large pour les pays ou les périodes avec les plus fortes inégalités de richesse et de talent, parce que les pertes de productivité liées à la mauvaise allocation du capital sont alors particulièrement élevées. Le planificateur fait face à un arbitrage entre la mauvaise allocation du capital et la mauvaise allocation du talent. Deuxièmement, l’équilibre spontané se caractérise par une mauvaise allocation du talent : le secteur financier absorbe le talent au-delà du niveau socialement désirable, parce qu’il fournit aux agents talentueux l’opportunité d’extraire une rente informationnelle excessive en raison de la présence d’externalités. Lorsque les agents font leurs choix de carrières entre la finance et l’entrepreneuriat, ils n’internalisent pas l’externalité négative qu’ils génèrent sur les investisseurs : plus il y a de banquiers, moins il y aura d’entrepreneurs talentueux et moins il y aura de bonnes opportunités d’investissement. Troisièmement, même si l’équilibre spontané est inefficace, l’efficience peut être restaurée en taxant le secteur financier. Quatrièmement, le modèle fournit une nouvelle explication pour la croissance de la finance en la liant à une hausse des inégalités de richesse. Dans le cadre dynamique, cet effet s’auto-renforce : de petites différences initiales en termes de richesse parmi les investisseurs provoquent de substantielles inégalités de richesse parmi les entrepreneurs, ce qui se traduit par de plus grandes inégalités de richesse au cours de la période suivante. Les investisseurs aisés désirent payer davantage pour les services financiers qui accroissent le rendement de leur épargne, si bien que plus la dispersion de richesse sera grande, plus le prix des services financiers sera élevé. La hausse du prix incite davantage d’agents talentueux à poursuivre des carrières dans la finance. Ainsi, la croissance de la finance et la hausse des inégalités de richesse vont main dans la main.

Certains articles fournissent des preuves empiriques indirectes d’une mauvaise allocation du talent. Les données relatives aux diplômés de l’université aux Etats-Unis suggèrent que le secteur financier est devenu l’une des destinations les plus populaires pour les diplômés des plus grandes universités. Par exemple, Shu (2012), en étudiant les choix de carrières des diplômés du MIT, conclut que les carrières en finance attirent des étudiants avec la plus forte réussite à l’Université. Il en conclut que l’allocation globale du talent est inefficace. (…) En outre, Kneer (2012) constate que la dérégulation bancaire aux Etats-Unis réduit la productivité du travail de façon disproportionnée dans les secteurs qui sont relativement intensifs en compétences. Finalement, MGI (2011) estime que les Etats-Unis peuvent faire face à une chute d’environ 2 millions de techniciens et travailleurs analytiques au cours des dix années suivantes.

Cette étude est reliée à une vaste littérature sur la mauvaise allocation des ressources, en particulier aux études attribuant la mauvaise allocation du capital aux frictions financiers (Buera et Shin, 2013 ; Midrigan et Xu, 2014). Alors que la plupart des articles se focalisent sur l’impact des frictions sur la production et l’allocation du capital et négligent son impact sur le marché du travail et l’allocation du capital humain (…), cette étude affirme que le développement financier a un impact important sur l’allocation du capital et du talent, ce qui ne peut être négligé. (…)

Mise à part cette étude, trois études ont analysé si l’expansion du secteur financier est efficace. Le secteur financier est inefficace selon les trois études, mais la source de l’inefficacité n’est pas la même d’une étude à l’autre. Murphy et ses coauteurs (1991) affirment que le flux d’individus talentueux dans le droit et la finance peut ne pas être entièrement désirable, parce que même si les rendements privés dans ces métiers sont élevés, les rendements sociaux peuvent être plus élevés dans d’autres métiers. Cependant ils n’avancent aucune raison pour expliquer les écarts entre les rendements privés et sociaux. L’étude de Philippon (2010) est la première qui rendit compte du rôle significatif du secteur financier, celui d’un appareil de surveillance qui aide à surmonter le comportement opportuniste des entrepreneurs. L’allocation n’est pas optimale dans son modèle, parce que les projets développés par les entrepreneurs ont de plus hauts bénéfices sociaux que les rendements privés ; par conséquent, ils doivent être subventionnés (…). Bolton et ses coauteurs (2011) se focalisent sur les innovations financières, dans le sens que le secteur financier crée un nouveau marché de gré à gré. Les échangistes informés sur le marché de gré à gré tirent des rentes excessives et par conséquent le secteur financier attire trop d’individus. Cependant, aucune de ces analyses ne cherche à expliquer la croissance du secteur financier ; aucune d’elles ne considère le secteur financier comme un intermédiaire connectant investisseurs et entrepreneurs ; ni Murphy et ses coauteurs, ni Philippon (2010) ne prennent en compte la possibilité d’une extraction excessive de rentes informationnelles ; et finalement, ni Philippon (2010), ni Bolton et ses coauteurs (2011) ne donnent un rôle au talent soit dans la finance, soit dans le reste de l’économie.

Plusieurs études analysent les causes de l’expansion du secteur financier. Diverses explications ont été suggéré : la fluctuation de la confiance envers les intermédiaires financiers (Gennaioli et ses coauteurs, 2013) ; l’efficacité croissante du secteur de la production (Bauer et Mora, 2014) ; le changement structurel dans la finance (Cooley et ses coauteurs, 2013) ; les bulles d’actifs (Cahuc et Challe, 2012). Aucune d’elles ne connecte l’expansion du secteur financier à la hausse des inégalités de richesse. La seule étude qui attribue partiellement la croissance de la finance à l’accumulation du capital est celle de Gennaioli et de ses coauteurs (2013). Je ne me focalise par sur l’accumulation du capital, mais plutôt sur les inégalités de richesse croissantes. Je montre que la croissance des inégalités de richesse suffit pour expliquer pleinement la croissance de la finance. C’est en lien avec l’idée de Piketty et Zucman (2014) que la principale raison de l’accroissement des inégalités est le fait que les services financiers associés à la gestion des actifs génèrent des rendements supérieurs et affectent disproportionnellement les richesses. Selon Greenwood et Scharfstein (2013), beaucoup de la croissance du secteur financier provient de la gestion d’actifs, qui est principalement un service pour les individus aisés.

Le modèle calibré réplique bien d’autres aspects des données américaines : la hausse des inégalités de richesse, le ralentissement de la productivité et la croissance du secteur financier comme part de l’emploi et du PIB. Le modèle prédit que le secteur financier continuerait à croître comme part du PIB, mais pas comme part de l’emploi. Il fournit aussi une explication additionnelle pour le ralentissement de la productivité américaine. De plus, les régressions internationales montrent que, en lien avec les prédictions du modèle, les inégalités de richesse et du talent sont positivement associées à la taille du secteur financier. »

Kirill Shakhnov, « The allocation of talent: Finance versus entrepreneurship », novembre 2014. Traduit par Martin Anota



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