« A chaque conférence de presse depuis que je suis président de la BCE, j’ai toujours conclu mon allocution liminaire en appelant à accélérer les réformes structurelles en Europe. Mes prédécesseurs ont également transmis le même message, dans les trois quarts des conférences de presse qu’ils ont tenues depuis l’introduction de l’euro. Le terme de "réformes structurelles" est mentionné dans un tiers des discours prononcés par les divers membres du comité de la BCE. Par comparaison, il n’apparaît que dans 2 % des discours prononcés par les gouverneurs de la Réserve fédérale. (…)

Les réformes structurelles se définissent, selon moi, comme des politiques qui améliorent de façon permanente l’économie du côté de l’offre. Cela signifie qu’elles ont principalement deux conséquences. Premièrement, elles relèvent la trajectoire de la production potentielle, soit en accroissant la quantité d’intrants disponibles dans l’économie (notamment l’offre et la qualité du travail et le montant de capital par travailleur) ou en assurant que ces intrants soient utilisés plus efficacement, c’est-à-dire en accroissant la productivité totale des facteurs. Et deuxièmement, ils rendent les économies plus résilientes aux chocs économiques en facilitant la flexibilité des prix et salaires et la réallocation des ressources entre les secteurs et au sein de chacun d’entre eux. Ces deux effets sont complémentaires. Une économie qui rebondit plus rapidement après un choc est une économie qui croît plus rapidement au cours du temps, puisqu’elle souffre de moindres effets d’hystérèse. Et les mêmes réformes structurelles vont souvent accroître la flexibilité à court terme et la croissance à long terme. Par exemple les réformes visant à encourager la réallocation ne vont pas seulement accélérer l’ajustement ; elles vont accroître aussi la productivité en rendant l’allocation des ressources plus efficace. Les réformes visant à renforcer la concurrence vont rendre les prix plus flexibles, mais aussi stimuler l’investissement dans la mesure où les jeunes entreprises sont capables de pénétrer de nouveaux marchés et de se développer plus rapidement. Un ensemble complet de réformes structurelles va tendre par conséquent à accroître la résilience et la croissance d’une économie. Ce sont des questions très importantes pour les banques centrales, surtout pour la banque centrale d’une union monétaire (…).

En termes de résilience, la capacité de chaque économie dans une union monétaire à s’ajuster rapidement aux chocs est essentielle à la stabilité des prix et, au cours du temps, pour la viabilité de l’union monétaire. C’est parce que, face à un choc de demande négatif, une économie plus flexible va tendre à réagir en diminuant immédiatement les prix, mais les agents vont ensuite anticiper une accélération de l’inflation lorsque le choc se dissipera, assurant un ancrage des anticipations d’inflation. A l’inverse, une économie rigide s’ajustera face à un choc de demande négatif en connaissant une hausse du chômage, qui exerce une plus forte pression à la baisse sur l’inflation et sur les anticipations d’inflation. Cela peut à son tour entraîner une hausse des taux d’intérêt réels et aggrave les répercussions du choc. Dans une économie dotée d’une banque centrale, celle-ci peut directement compenser ce dernier ; dans une union monétaire, la banque centrale ne peut pas compenser les choses touchant un pays-membre en particulier. Il n’y a pas non plus de larges transferts budgétaires à grande échelle entre les pays-membres de la zone euro pour compenser les chocs qui toucheraient l’un d’entre eux. Les économies avec une flexibilité insuffisante risquent de connaître une désinflation plus durable, un chômage durablement plus élevé et une divergence économique permanente au cours du temps. (…)

(…) Les institutions internationales estiment que la croissance potentielle est inférieure à 1 % dans la zone euro, contre 2 % aux Etats-Unis. C’est en partie le résultat des répercussions de la crise sur l’investissement et le chômage structurel via les effets d’hystérésis. Mais cela reflète aussi des faiblesses dans la croissance de la productivité et l’offre de travail. Par conséquent, même si les effets de la crise sur l’investissement et l’emploi finissent par disparaître, la croissance potentielle devrait rester bien en-deçà des taux de croissance d’avant-crise.

C’est problématique pour au moins trois raisons. Premièrement, ça signifierait que l’écart de production se refermerait à un plus faible niveau de la production, ce qui rapproche l’instant où la politique monétaire devra être normalisée. Une part significative des pertes économiques que subirent les pays deviendrait alors permanente. Le chômage structurel resterait aux alentours de 10 %. Le chômage resterait également très élevé pour les jeunes, laissant de lourds stigmates sur leur avenir. Tout cela affecterait en définitive la société dans son ensemble dans la mesure où (…) la soutenabilité à long terme dépend de la capacité des jeunes à exploiter leur potentiel et à innover.

Deuxièmement, une situation de croissance potentielle durablement faible complique le désendettement (…). Pour les entreprises qui se sont endettées en se basant sur des anticipations de croissance d’avant-crise, la faible croissance potentielle agit comme une barrière majeure aux nouveaux investissements, comme tous les profits générés vont probablement être absorbés pour assurer le service de leur dette. (…)

Troisièmement, la faible croissance potentielle peut avoir un impact direct sur les outils dont dispose la banque centrale pour assurer son mandat. Une faible croissance potentielle implique un plus faible taux d’intérêt réel d’équilibre, ce qui signifie que, en présence d’un écart de production négatif, les taux directeurs nominaux doivent être plus amplement réduits pour ramener la production à son potentiel. Cela accroît le risque que les taux directeurs butent sur leur borne inférieure, qui n’est pas très loin de zéro. Cela accroît par conséquent également le risque que les banques centrales aient à recourir régulièrement à des mesures non conventionnelles pour assurer leur mandat. (…) Accroître la croissance potentielle faciliterait la tâche de stabilisation de la politique monétaire en accroissant le taux d’intérêt réel d’équilibre. (…)

Les politiques qui peuvent stimuler la croissance potentielle ne sont pas seulement celles qui se focalisent sur la flexibilité des prix. Elles incluent notamment, du côté de l’offre de travail, les politiques visant à soutenir la recherche d’emploi pour les chômeurs à long terme et la requalification des travailleurs peu qualifiés. Et du côté de la productivité totale des facteurs, les politiques qui encouragent la réallocation des ressources et les politiques qui accélèrent la diffusion de nouvelles technologies (…).

Ce débat sur l’importance des réformes structurelles nous amènerait à la conclusion suivant : plus tôt elles seront mises en œuvre, mieux ce sera. Cependant (…) le fait que les taux d’intérêt nominaux aient atteint leur borne inférieure et que la demande globale reste faible complique la situation. (…) Mettre en œuvre des réformes structurelles lorsque l’économie est faible peut être contre-productif, car elles réduisent davantage la demande globale à court terme et compliquent la tâche des banques centrales. (…) Si les réformes accroissent l’offre agrégée, alors elles vont amener les agents à réviser leurs anticipations d’inflation à la baisse. Et si les taux d’intérêt nominaux ne peuvent davantage chuter parce que les taux directeurs butent sur leur borne inférieure, alors les taux d’intérêt réels vont s’élever, détériorant davantage l’activité à court terme. (…) Les réformes adoptées au creux du cycle ou avant qu’une reprise soit pleinement achevée peuvent accroître le chômage et amener les ménages à accroître leur épargne de précaution et donc à réduire leur consommation. Les facteurs tels qu’un marché immobilier déprimé exacerberait aussi ces effets en freinant la mobilité géographique et la réallocation des ressources. Certaines études empiriques tendent à confirmer ces inquiétudes. Par exemple, elles suggèrent que les réformes qui accroissent la flexibilité de l’emploi, telles que la réduction de la protection de l’emploi, sont davantage susceptibles de déprimer la demande durant les récessions.

(…) Je pense toutefois que cela ne devrait pas nous amener à retarder la mise en œuvre de réformes structurelles. Premièrement, si les réformes sont crédibles, elles peuvent stimuler la demande à court terme en alimentant la confiance, ce qui permettrait de compenser les éventuelles répercussions négatives qu’aurait un accroissement de l’offre sur l’inflation. Un accroissement de la production potentielle amène les entreprises à anticiper de plus amples recettes dans le futur, ce qui les encourage à investir dès à présent. N’oublions pas que l’investissement accroît l’offre de demain, mais aussi la demande d’aujourd’hui. (…) Les réformes qui amènent les ménages à anticipent davantage de revenus au cours de leur cycle de vie stimulent la consommation dans la période courante. (…) Mais la crédibilité est cruciale pour que ces effets positifs se matérialisent. S’il y a une incertitude quant au calendrier de mise en œuvre des réformes ou à propos de l’engagement des gouvernements successifs pour les maintenir, cela prend plus de temps pour que les entreprises et les ménages ajustent leurs anticipations et les bénéfices des réformes en sont alors retardés. De plus, si les réformes ne sont pas perçues comme soutenables (…), les agents vont anticiper qu’elles seront révisées dans le futur et ils ajusteront plus difficilement leur comportement aujourd’hui. »

Mario Draghi, « Structural reforms, inflation and monetary policy », discours prononcé le 22 mai 2015. Traduit par Martin Anota



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