« Au cours des dernières années, il y a eu tout un débat autour de la faiblesse des taux d’intérêt observée dans la plupart des économies au cours des dernières années pour en déterminer les responsables. Ce débat a été ravivé par la série de billets de blog que Ben Bernanke a récemment publiée à propos des déterminants des taux d’intérêt. Il a de nouveau affirmé que ce sont les dynamiques mondiales de l’épargne et de l’investissement qui ont poussé à la baisse les taux d’intérêt à partir du milieu des années quatre-vingt-dix et de façon plus marquée suite à la crise. Dans son récit, les banques centrales se content simplement de réagir aux conditions économiques plutôt que de contrôler les taux d’intérêt (il est toujours rafraîchissant de voir un ancien banquier central expliquer à quel point les banques centrales sont impuissantes). Ce que Bernanke décrit peut être interprété comme une baisse de ce que les économistes appellent le taux d’intérêt naturel.

Il y a cependant ceux qui ont une interprétation très différente de la faiblesse persistante des taux d’intérêts. Ils considèrent les banques centrales comme les principales responsables de cette tendance et ils considèrent que la faiblesse actuelle des taux d’intérêt est artificielle et que ce sont en l'occurrence les banques centrales qui les poussent à la baisse. Il y a plein de références dans la presse populaire à propos d’une faiblesse artificielle des taux d’intérêt qui provoquerait des bulles, des déséquilibres, qui nuirait aux épargnants et qui sèmerait les graines de la prochaine crise (vous trouvez environ 1 million de résultats si vous faites une simple recherche sur Google).

Dans le monde universitaire, John Taylor a beaucoup parlé des répercussions négatives de la faiblesse artificielle des taux d’intérêt. Il souligne le fait que les taux d’intérêt ont été à un niveau inférieur à celui qu’aurait impliqué une règle de Taylor, ce qui signalerait une politique monétaire excessivement accommodante. Dans un récent billet de blog, il fait référence aux résultats d’une étude réalisée par Fitwi, Hein et Mercer qui cherchent à déterminer qui de Bernanke ou Taylor a raison lorsqu’il s’agit d’expliquer les taux d’intérêt. L’article montre que les deux théories peuvent être justes. Ces faibles taux d’intérêt sont le résultat d’une surabandance d’épargne (saving glut), comme l’estime Bernanke, et que les banques centrales poussent les taux sous le niveau impliqué par une règle de Taylor. Je trouve que les résultats de cette étude sont peu robustes, mais c’est surtout sur l’interprétation de l’hypothèse de taux d’intérêt artificiellement faibles que je m’interroge.

On peut tout d’abord se demander comment se fait-il que certains considèrent que les banques centrales sont tellement puissantes qu’elles contrôleraient et perturberaient un prix de marché pendant une si longue période de temps. Typiquement, les modèles où les banques centrales sont suffisamment puissantes pour faire cela sont les modèles comportant des rigidités nominales dans les prix et les salaires. Mais ces rigidités sont supposées être temporaires, puisque les prix et les contrats sont régulièrement révisés. Comment est-il possible que la banque centrale ait réussi à affecter le prix réel (le taux d’intérêt réel) pendant plus d’une décennie ? Je n’ai pas en tête un quelconque modèle qui soutiendrait cette idée. Ce qui est plus étonnant est que ceux qui tendent à soutenir cette idée sont très souvent critiques vis-à-vis des modèles comportant une rigidité des prix. Donc, d’un côté, ils n’aiment pas les modèles où les banques sont puissantes et, d’un autre côté, ils affirment que les banques centrales ont été surpuissantes au cours des 10 ou 15 dernières années. C’est très incohérent.

On peut également se demander comment il pourrait être possible que le taux d’intérêt soit artificiellement bas et qu’il n’ait pourtant aucun effet sur l’inflation. L’interprétation originelle de la règle de Taylor est qu’elle détermine le niveau de taux d’intérêt qui est cohérent avec un taux d’inflation stable. Comment pouvons-nous expliquer le fait que le taux d’intérêt ait été inférieur au niveau impliqué par une règle de Taylor pendant plusieurs années et que et qu’il n’y ait pas eu d’accélération de l’inflation, mais de faibles taux d’inflation partout où les taux d’intérêt sont faibles ? Une fois encore, je ne vois pas quel modèle pourrait expliquer cela.

Enfin, ceux qui parlent de taux d’intérêt artificiellement faibles ont tendance à s’appuyer sur une analyse de l’économie américaine où celle-ci est isolée du reste du monde. Les taux d’intérêt sont faibles à un niveau mondial, ils demeurent à des niveaux historiquement faibles partout dans le monde. Quel type de coordination pourrait-il y avoir entre toutes les banques centrales dans le monde pour maintenir des taux d’intérêt artificiellement faibles partout sans générer de l’inflation nulle part ? L’étude réalisée par Fitwi, Hein et Mercer essaye de répondre à cette question en analysant les entrées de capitaux aux Etats-Unis et leurs possibles répercussions sur les taux d’intérêt (ce qui constitue finalement un test de l’hypothèse de Bernanke), mais ce n’est pas un bon test. Si vous prenez le monde, il n’y a pas d’afflux de capitaux provenant de d’autres planètes, mais un surcroît d’épargne va toujours provoquer de faibles taux d’intérêt.

En résumé, il y a deux faits très simples qui tendent à soutenir l’hypothèse avancée par Bernanke pour expliquer pourquoi les taux d’intérêt sont (naturellement) faibles :

1. Les taux d’intérêt sont faibles presque partout dans le monde.

2. L’inflation est faible partout dans le monde.

Ces deux faits sont très difficiles à concilier avec l’idée que la Réserve fédérale des Etats-Unis maintient les taux d’intérêt à un niveau artificiellement faible pendant plusieurs années. »

Antonio Fatás, « Interest rates: natural or artificial? », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 8 juin 2015. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « La règle de Taylor doit-elle être une référence pour la politique monétaire ? »