Le mécanisme de transmission du savoir et les crises macroéconomiques


« Des fois, lorsque les gens parlent de l’influence des idées macroéconomiques sur la politique économique, ils semblent avoir un schéma très simple en tête. Les responsables politiques doivent comprendre le fonctionnement de l’économie, donc ils vont à l’université trouver ce qu’est alors la croyance conventionnelle. Dans ce schéma, lorsque les choses vont mal (à l’extrême, lorsqu’il y a une crise macroéconomique) vous devez vous demander pourquoi la croyance conventionnelle est erronée. En bref, pour comprendre les crises macroéconomiques vous devez identifier la théorie erronée ou inadéquate qui en est à l’origine.

La Grande Dépression des années trente en est un exemple archétypal. Les responsables de politique économique avaient alors une vision classique de la macroéconomique, or celle-ci ignore la possibilité de récessions provoquées par une insuffisance de la demande globale. Mais on entend les mêmes histoires à propos des dernières crises. Selon une interprétation que beaucoup partagent pour expliquer la forte inflation des années soixante-dix, la croyance conventionnelle à l’époque était qu’il était possible d’arbitrer entre inflation et chômage, si bien que les responsables politiques étaient tentés d’utiliser un tel arbitrage pour réduire le chômage. Toutefois, parce que la courbe de Phillips était en réalité verticale, l’inflation a en fait accéléré. C’est une jolie histoire, mais elle est un peu simpliste et probablement erronée.

Une interprétation toute simple de la récente crise financière est que les responsables de la politique économique dépendaient excessivement de modèles macroéconomiques qui ignoraient la finance, des modèles qui supposaient par conséquent implicitement qu’aucune crise financière ne pouvait survenir. Par conséquent, les macroéconomistes échouèrent à prédire la crise. Cette histoire peut aussi bien être entendue de la part des hétérodoxes, que de certains responsables politiques. Il est vrai que les modèles macroéconomiques ignoraient la finance, mais je pense qu’une telle interprétation n’explique pas pourquoi la crise financière a eu lieu.

L’idée selon laquelle la crise reflète une mauvaise théorie ne colle absolument pas dans le cas de la crise de la zone euro de 2010. Ici, la crise s’explique surtout par le fait que les responsables politiques ont ignoré la croyance conventionnelle. Cela survint en deux temps. La première fois fut lorsque l’architecture budgétaire de la zone euro fût conçue : on ignora l’éventualité que des chocs asymétriques provoquent des déséquilibres de compétitivité, si bien que l’on ignora la nécessité de politiques budgétaires nationales contracycliques pour contenir ces déséquilibres. Je n’affirmerai jamais qu’il n’y aurait pas eu de crise en 2010 si la croyance conventionnelle macroéconomique avait été incorporée dans les règles budgétaires, mais je pense toutefois que la crise aurait été plus gérable.

La seconde fois que la croyance conventionnelle macroéconomique fut ignorée par les responsables politiques fut au cours de la crise de 2010 : l’austérité qui fut alors adoptée explique la seconde récession de la zone euro. Donc, dans les deux cas, les responsables politiques ne réagirent pas en conformité avec les théories macroéconomiques. Ils les ignorèrent et, ce faisant, contribuèrent à générer une crise.

Cela peut s’expliquer par le fait que les responsables politiques furent au fait de la croyance conventionnelle macroéconomique, mais qu’ils choisirent de l’ignorer. Dans certains cas, c’est peut-être ce qui s’est vraiment passé. Cependant une autre possibilité est que ce que j’appelle le mécanisme de transmission du savoir entre les universitaires et les responsables de politique économique se soit enrayé. Pour considérer cette éventualité, vous devez prendre en compte ce que j’appelle les "intermédiaires de politique économique". (…) Parmi eux, il y a évidemment, les fonctionnaires, les think tanks et autres "entrepreneurs de politique" (policy entrepreneurs) dont Paul Krugman avait parlé. Cependant, pour vraiment comprendre ce qui s’est passé en 2010, je pense que vous devez aussi penser aux économistes du secteur financier, aux médias et surtout aux banques centrales. Bien sûr, les banques centrales sont des responsables de politique économique en ce qui concerne la politique monétaire, mais sur des questions de politique budgétaire elles peuvent conseiller les gouvernements. (…) Elles ont pu avoir un rôle très important dans les mauvaises décisions que prirent les responsables politiques après 2010, tout du moins dans certains pays. »

Simon Wren-Lewis, « The knowledge transmission mechanism and macroeconomic crises », in Mainly Macro (blog), 3 juin 2015. Traduit par Martin Anota



L’austérité comme échec du mécanisme de transmission du savoir


« Je viens de parler du mécanisme de transmission du savoir : le processus par lequel les idées universitaires se transmettent ou non à la politique économique. J’ai souligné l’importance de ce que j’ai appelé les intermédiaires de politique économique (…). Ce que je me demande à présent, c’est si la prise en compte de ces intermédiaires peut contribuer à expliquer pourquoi l’austérité est si populaire parmi les décideurs publics lorsque l'économie est plongée dans une trappe à liquidité, alors même qu’il y a un consensus universitaire autour de l’idée que l’adoption d’un plan d’austérité dans un tel contexte nuit à la production.

Dans un précédent billet, je me suis penché sur les diverses raisons qui m’amènent à penser qu’il y a eu un tel consensus et l’une d’entre elles est que le cadre qui est habituellement utilisé pour analyser les cycles d’affaires est le modèle des (nouveaux) keynésiens. Dans ce cadre keynésien, les réductions des dépenses publiques réalisées lorsque les taux d’intérêt butent sur leur borne inférieure zéro réduisent clairement la production, avec des multiplicateurs budgétaires autour de l’unité, voire même plus élevés encore.

Où ces modèles sont-ils utilisés ? Parmi les universitaires étudiant les cycles d’affaires, bien sûr, mais aussi dans les banques centrales. Aussi loin que je me souvienne, quasiment tous les modèles de base utilisés par les banques centrales pour faire des prévisions et déterminer l’impact des politiques économiques sont (nouveaux) keynésiens (et c’est notamment le cas de la BCE). Un point important à noter concernant la délégation de la fonction de stabilisation de l’activité à des banques centrales indépendantes est que l’expertise à propos des cycles d’affaires a eu tendance à s’éloigner des mains des fonctionnaires travaillant dans les ministères des Finances pour aller entre les mains des économistes travaillant dans les banques centrales.

Supposons que vous soyez un responsable de politique économique et que vous soyez vraiment inquiet de l’impact que les réductions de dépenses publiques pourraient avoir dans la période consécutive à la Grande Récession. Où trouveriez-vous des experts à propos de cette question ? Une réponse évidente pourrait être dans les banques centrales. L’un des gros avantages dont disposent les banques centrales indépendantes par rapport au monde universitaire comme siège de la croyance conventionnelle sur cette question est qu’elles sont un point de référence unique. Pas besoin de demander aux principaux économistes travaillant à la banque centrale ; demandez juste au gouverneur de la banque centrale, qui devrait a priori partager la croyance conventionnelle de ses propres économistes.

Si l’on suit cette logique, on pourrait s'attendre à entendre de la part des banques centrales les avertissements les plus cinglants à propos des dangers de l’austérité. Après tout, elles craignent tout particulièrement la déflation, si bien qu’elles devraient voir d’un mauvais œil tout ce qui peut compliquer leur tâche lorsque les taux d’intérêt ont atteint leur borne inférieure. (…) Les choses ne se sont toutefois pas passées ainsi. (…) Aux Etats-Unis, Bernanke fit très rarement (et souvent discrètement) référence au frein que pouvait exercer l’austérité sur l’activité, mais il fut réticent à se montrer plus explicite. Au Royaume-Uni, on peut croire que Mervyn King s’est impliqué activement en faveur d’une plus grande austérité et, à ma connaissance, la Banque d’Angleterre n’a jamais suggéré que l’austérité pouvait compromettre son contrôle de l’inflation. La BCE, bien sûr, a toujours appelé à adopter l’austérité. C’est l’un des plus grands paradoxes de notre temps : comment la BCE peut-elle continuer à encourager les gouvernements à prendre des actions budgétaires ou autres qui vont réduire la production et l’inflation (comme le suggère ses propres modèles) à un moment où elle ne parvient même pas à contrôler l’un des deux ?

Pourquoi ? Je pense qu’il y a deux sortes d’explications (…). Un premier groupe d’explications souligne en quoi l’austérité peut servir les intérêts de l’élite et comment ces intérêts peuvent être facilement défendus par les banquiers centraux. Il peut également donner un rôle aux intérêts de la finance et aux liens étroits que celle-ci entretient avec les banques centrales.

Le second groupe d’explications fait référence aux menaces pesant sur l’indépendance des banques centrales. Aux Etats-Unis, il se peut que les banquiers centraux évitent de mentionner la politique budgétaire de manière à ce que les politiciens se dispensent de critiquer la politique monétaire. Plus sérieusement, parmi les autres banquiers centraux, cela peut s’expliquer par la crainte (aujourd’hui peu justifiée) d’une dominance fiscale : elles craignent être forcées de monétiser la dette et par conséquent de perdre toute indépendance et le contrôle de l’inflation. Dans ce contexte, j’ai souvent cité Mervyn King : "les banques centrales sont souvent accusées d’être obsédées par l’inflation. C’est faux. Si elles sont obsédées par une chose, c’est bien par la politique budgétaire".

Ces idées sont en conflit avec le message que délivrent les propres modèles des banques centrales à propos de la politique budgétaire. Au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, cette contradiction peut en partie être occultée par un optimisme excessif quant à l'efficacité de la politique monétaire non conventionnelle. Mais elle peut aussi être occultée par des prévisions excessivement optimistes, étant donné que le ciblage d’inflation est en réalité un ciblage de l'inflation future. Bien que ces deux mécanismes aient une durée de vie limitée, il faut juste qu’ils soient à l’œuvre aussi longtemps que l’austérité et la trappe à liquidité perdurent.

(…) La Grande Récession met en évidence un talon d’Achille du consensus d’avant-crise (…). Oui, il valait mieux laisser la politique monétaire entre les mains de banques centrales indépendantes, mais le talon d’Achille est que cela ne peut pas marcher si les taux d’intérêt butent sur leur borne inférieure zéro. Dans une telle situation, la politique budgétaire doit être utilisée pour soutenir l’action de la politique monétaire. Mais si l’analyse ci-dessus est juste, l’indépendance des banques centrales peut avoir réduit les chances d’un tel soutien. En entreposant la croyance conventionnelle macroéconomique au sein d’institutions qui s’inquiètent excessivement des déficits budgétaires, un grand obstacle s’est introduit dans le fonctionnement (socialement efficient) du mécanisme de transmission du savoir. »

Simon Wren-Lewis, « Austerity as a knowledge transmission mechanism failure », in Mainly Macro (blog), 7 juin 2015. Traduit par Martin Anota