« Dans une série de billets qu’il a récemment publiés (notamment celui-ci et celui-là), Paul Romer a cherché à comprendre pourquoi les macroéconomistes se sont scindés en deux groupes, en l’occurrence les économistes d’eau douce (freshwater) d’un côté et les économistes d’eau de mer (saltwater). Selon lui, cela ne peut s’expliquer par la seule volonté des nouveaux classiques de lancer une révolution ; l’attitude défensive et méprisante de la part de plusieurs keynésiens traditionnels y était aussi pour beaucoup.

(…) Je ne doute pas que beaucoup de keynésiens (…) réagirent d’une manière défensive et méprisante. Ils étaient, après tout, sur un terrain particulièrement glissant. Ce terrain n’était pas les grands macromodèles économétriques, mais une équation : la courbe de Phillips traditionnelle. Celle-ci fait dépendre l’inflation à l’instant t des anticipations d’inflation à l’instant t et l’écart du chômage par rapport à son taux naturel. Ajoutez-y les anticipations rationnelles et vous montrez que les écarts par rapport au taux naturel sont aléatoires et que l’économie keynésienne devient hors de propos. Par conséquent, beaucoup de macroéconomistes keynésiens virent les anticipations rationnelles (et par conséquent toutes les propositions des nouveaux classiques) comme une menace à leur existence même et ils réagirent en cherchant à dénigrer les anticipations rationnelles plutôt qu’en questionnant la courbe de Phillips traditionnelle. Par conséquent, le statu quo disparut (1).

Nous savons maintenant que cette défaite fut temporaire, parce que les nouveaux keynésiens finirent par proposer leur version de la courbe de Phillips et par faire éclore une nouvelle “synthèse”. Mais cela prit du temps et vous pouvez décrire les événements de l’époque de deux manières différentes. Vous pouvez penser que les nouveaux classiques ont toujours eu l’objectif de renverser (et non d’améliorer) l’économie keynésienne, qu’ils pensaient avoir réussi à le faire et qu’ils ignorèrent par conséquent tout simplement la nouvelle économie nouvelle keynésienne. Ou bien vous pouvez penser que la réaction initialement ferme des keynésiens traditionnels suscita une manière alternative de faire les choses dont Paul déplore et cherche à expliquer la persistance. (Je ne sais pas quelle histoire est la plus proche de la vérité. Dans ce billet, je donnais crédit à la première, mais Paul et d’autres m’ont convaincu que j’avais tort.) Dans l’un et l’autre cas, vous pouvez en conclure que les choses auraient pu mieux se passer en macroéconomie s’il y avait eu davantage de réforme que de révolution.

Je ne veux pas débattre ici de l’économie keynésienne, mais me pencher sur des choses encore plus fondamentales : la manière par laquelle les preuves empiriques sont traitées en macroéconomie. Vous pouvez considérer que la contre-révolution des nouveaux classiques repose sur deux piliers. Le premier pilier concerne l’économie keynésienne et c’est celui dont tout le monde aime bien parler. Mais le second pilier est peut-être plus important, du moins en ce qui concerne la manière par laquelle la macroéconomie est faite l’université. Ce fut la révolution des microfondations, qui conduisit tout d’abord au développement des modèles de cycles d’affaires réels, puis des modèles DSGE. Comme Paul l’écrit : "Lucas et Sargent avaient bien raison en 1978 quand ils affirmèrent qu’il y avait quelque chose d’erroné, d’inévitablement erroné, avec les grands modèles de simulation macro. Le travail universitaire basé sur ces modèles s’effondra".

Ce que je me demande, c’est si la réforme n’aurait également pas été préférable à la révolution en ce qui concerne ce deuxième pilier.

Il y a tout d’abord deux choses à dire de la citation de Paul. Bien sûr, il n’y avait pas beaucoup d’universitaires qui travaillaient à l’époque directement sur de larges modèles de simulation macroéconomiques, mais par contre beaucoup d’universitaires réalisaient un travail économétrique sur des séries temporelles autour d’équations qui pouvait être utilisé dans ces modèles ou bien analysaient de petits modèles agrégés dont les équations n’étaient pas microfondées, mais qui étaient justifiées par une combinaison éclectique de théorie et d’empirie. Ce travail au sein de l’université disparut et fut remplacé par la modélisation microfondée.

Deuxièmement, la critique de Lucas et Sargent a été fatale dans le sens où elle modifia la façon par laquelle les universitaires travaillent (et la manière par laquelle ils considèrent ces modèles de simulation économétriques) (…). Mais elle ne fut pas fatale dans un sens plus général. Comme Brad DeLong le souligne, ces modèles de simulation économétriques survirent dans les secteurs privé et public (par exemple au sein de la Fed américaine ou de l’OBR britannique). Au Royaume-Uni, ils survirent dans le secteur universitaire jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, puis l’université contribua à les faire disparaître.

Je ne pense pas une seconde que ces modèles soient un substitut adéquat pour la modélisation DSGE. Je ne doute absolument pas que la modélisation DSGE soit une bonne manière de faire de la théorie macroéconomique et j’en ai beaucoup appris en la pratiquant. Il est également évident qu’il y avait beaucoup d’erreurs avec les larges modèles économétriques dans les années soixante-dix. Je me demande s’il fut une bonne chose pour l’université de les rejeter complètement et d’éviter le travail économétrique qu’elle réalisait pour les nourrir.

Il est difficile pour les macroéconomistes universitaires formés depuis les années quatre-vingt de s’attaquer à cette question, parce qu’on leur a appris que ces modèles et techniques sont inévitablement erronés dans la mesure où ils souffrent de la critique de Lucas et de problèmes d’identification. Mais les modèles DSGE, en tant que guide pour la politique économique, sont également erronés parce qu’ils sont trop simples. L’unique propriété que les modèles DSGE ont est la cohérence interne. Prenez un modèle DSGE, modifiez quelques équations afin qu’il colle mieux aux données et vous obtenez ce qui est peut être qualifié de modèle économétrique structurel. C’est de façon interne incohérent, mais dans la mesure où le modèle colle mieux aux données, il peut être un meilleur guide pour la politique économique.

Au Royaume-Uni, dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, les modèles économétriques structurels évoluèrent de façon à minimiser les problèmes soulevés par la critique de Lucas en incorporant les anticipations rationnelles (ainsi que d’autres idées des nouveaux classiques) et des améliorations furent apportées à l’économétrie des séries temporelles afin de faire face aux problèmes d’identification. Si vous le voulez, vous pouvez dire que les modèles économétriques structurels se rapprochèrent des modèles DSGE, mais où la cohérence interne fut sacrifiée lorsqu’elle se révéla clairement incompatible avec les données.

Ce sont des choses difficiles à accepter pour ceux qui ont appris que les modèles économétriques structurels d’époque sont obsolètes et inévitablement erronés dans un sens plus fondamental. On vous dira que, pour prévoir, vous pouvez soit utiliser un modèle DSGE, soit un genre de modèle VAR (virtuellement) athéorique, ou bien que les responsables politiques n’ont pas d’autre choix que d’utiliser un modèle DSGE lorsqu’ils analysent la politique économique. Ces deux idées sont simplement fausses.

Il y a quelque chose de paradoxal ici. A une époque où les universitaires travaillant dans d’autres champs d’économie faisaient moins de théorie et sont devenus plus empiriques, la macroéconomie est allée dans la direction opposée, adoptant en bloc une méthodologie qui faisait de la cohérence théorique interne des modèles une priorité sur leur capacité à reproduire les données. Une alternative (à travers laquelle la modélisation DSGE aurait été inspirée par des manières plus traditionnelles de faire de la macroéconomie tout en inspirant celles-ci) était possible, mais les nouveaux classiques et la révolution des microfondations mirent à l’écart cette possibilité.

Est-ce que c’est important ? En quoi ce pilier de la révolution des nouveaux classiques a été coûteux ?

Voici ici une réponse. Alors même qu’il est faux de suggérer que les modèles DSGE ne peuvent incorporer le secteur financier ou une crise financière, les universitaires ne cherchent pas à expliquer pourquoi certains des travaux qui sont aujourd’hui réalisés ne l’ont pas été avant la crise financière. Il est souvent suggéré qu’il n’y avait aucune raison de faire cela avant la crise. Ce n’est pas vrai. Prenons la consommation comme exemple. Lorsque l’on regarde les séries temporelles (non filtrées) pour la consommation au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, il est difficile d’éviter de donner de l’importance à l’évolution graduelle des conditions de crédit au cours des deux ou trois dernières décennies (cf. les travaux de Carroll et Muellbauer auxquels j'ai déjà fait référence). Si ce genre de travail avait reçu une plus grande attention (…), cela nous aurait amené à chercher à comprendre pourquoi les conditions de crédit changèrent, ce qui nous aurait alors amené à nous pencher sur des questions impliquant les interactions entre les secteurs réel et financier. Si cela avait été le cas, la macroéconomie aurait pu être mieux préparée pour examiner l’impact du secteur financier.

Bref, l’économie keynésienne n’est pas le seul domaine où la réforme aurait été plus productive que la révolution suite à la critique de Lucas et Sargent (1979).

(1) La question n’est pas de savoir si les anticipations sont généralement rationnelles ou non. C’est que toute théorie des cycles d’affaires qui repose sur des anticipations d’inflation irrationnelles apparaît improbable. Croyons-nous vraiment que les cycles d’affaires disparaîtraient si seulement les anticipations d’inflation étaient rationnelles ? Les doctorants des années soixante-dix et quatre-vingt le comprirent, ce qui explique pourquoi la plupart d’eux rejetèrent la position keynésienne traditionnelle. Aussi, comme Paul Krugman le souligne, plusieurs économistes keynésiens apprécièrent l’idée d’incorporer les idées des nouveaux classiques.

Simon Wren-Lewis, « Reform and revolution in macroeconomics », in Mainly Macro (blog), 19 août 2015. Traduit par Martin Anota