« Le débat sur la monnaie-hélicoptère (helicopter money) porte essentiellement sur des mécanismes macroéconomiques, ce qui est bien sûr normal et (tout du moins pour moi) très intéressant. Mais parce qu’elle se rapproche de la politique budgétaire, la monnaie-hélicoptère soulève aussi des questions éthiques. Jeremy Stangroom les a abordées dans un récent billet. C’est de cela et de questions connexes dont je veux parler ici.

Pour simplifier les choses, focalisons-nous sur un type spécifique de monnaie-hélicoptère. L’Etat met en place un mécanisme de distribution (la trajectoire de l’hélicoptère, si vous voulez) que la banque centrale a la possibilité d’utiliser si les taux d’intérêt menacent de buter sur leur borne inférieure zéro (zero lower bound) et si elle juge que, sans ce mécanisme, l’inflation sera probablement inférieure à sa cible. Si quelques temps plus tard la banque centrale juge qu’elle risque d’être insolvable (…), le gouvernement accepte de la recapitaliser. Donc il n’est pas question d’abandonner la cible d’inflation dans un futur lointain : la monnaie-hélicoptère est utilisée pour éviter que l’inflation soit inférieure à sa cible dans un futur proche.

Cette politique se rapproche d’un impôt censitaire inversé. (…) A la différence d’un transfert de cash du gouvernent qui serait financé par endettement et qui serait presque certainement suivi par une hausse d’impôt (…), avec la monnaie-hélicoptère le gouvernement ne va pas nécessairement accroître les impôts à l’avenir ; cela dépendra du besoin (ou non) de la banque centrale à être recapitalisée.

Les autres différences clés entre la monnaie-hélicoptère et un impôt censitaire inversé est que la monnaie-hélicoptère est mise en œuvre par la banque centrale. Cela va à l’encontre d’une forme d’argument "pas de taxation sans représentation" : les redistributions doivent être réalisées par un gouvernement démocratiquement élu. Cependant, dans le cas de la monnaie-hélicoptère, le mécanisme de distribution est cadré et soutenu par le gouvernement. Plusieurs mécanismes de distribution sont possibles et celui qui sera finalement utilisé sera celui choisi par le gouvernement. Le seul critère qui compte est que le mécanisme doit avoir un impact puissant, immédiat et raisonnablement prévisible sur la demande agrégée. (Financer l’investissement en infrastructures peut être sur cette liste d’usages potentiels pour la monnaie-hélicoptère si l’investissement peut être immédiatement lancé et s’il ne se substitue pas à un investissement que le gouvernement aurait de toute manière entrepris.)

Donc la monnaie-hélicoptère est toujours sanctionnée par le gouvernement. En outre, les circonstances dans lesquelles la monnaie-hélicoptère serait utilisée sont limitées et précisément décrites, et l’agent qui prend ces décisions (la banque centrale) doit rendre des comptes au gouvernement. Bien sûr, plusieurs agences gouvernementales prennent déjà des décisions qui ont de larges impacts sur les individus (…).

Un argument additionnel que nous avons avancé, Mark Blyth, Eric Lonergan et moi-même, est que la politique monétaire conventionnelle implique aussi des redistributions entre les épargnants et les emprunteurs. Jeremy Stangroom soulève ici un bon point : les épargnants et les emprunteurs signèrent leurs contrats de prêt en sachant que les taux d’intérêt pourraient bien augmenter ou diminuer. A l’inverse, personne n’a pris en compte la monnaie-hélicoptère dans son contrat de prêt.

Cependant je pense qu’il y a un point supplémentaire à soulever ici. Les épargnants et les emprunteurs concluent généralement les contrats de dette en termes nominaux et donc ils vont être affectés par des variations de l’inflation. Ils peuvent bien conclure ces contrats de dette dans l’anticipation que l’inflation sera en moyenne égale à la cible d’inflation de la banque centrale. La monnaie-hélicoptère est une manière pour la banque centrale d’assurer que cette anticipation se réalise.

Je pense aussi qu’il est toujours important de discuter de la monnaie-hélicoptère en termes comparatifs, et en particulier de la considérer comme une alternative à l’assouplissement quantitatif. Je pense en effet que c’est un passage obligé lorsque l’on parle de la monnaie-hélicoptère : après tout, la plupart des gens qui proposent d’utiliser la monnaie-hélicoptère le font parce qu’ils pensent qu’elle fait le même boulot que l’assouplissement quantitatif, mais plus efficacement. Dans la mesure où la banque centrale réalise une perte sur l’assouplissement quantitatif (et si ce dernier est temporaire, elle peut réellement faire une perte, ce qui explique pourquoi la Banque d’Angleterre a obtenu du gouvernement qu’il couvre ces éventuelles pertes), cela implique de donner la monnaie nouvellement créée. Dans ce cas, les bénéficiaires sont ceux qui vendirent leur dette publique à la banque centrale et la lui rachètent ensuite. Il n’est pas évident que la plupart des gens considèreraient ces profits distribués par un bras de l’Etat comme justes. (1)

Je pense qu’au final la question éthique repose sur l’ampleur à laquelle le gouvernement peut déléguer les décisions qui ont un impact distributionnel sur la population. Après tout, la contrainte budgétaire pertinente du point de vue du secteur privé est le secteur public consolidé et ce dernier inclut la banque centrale. La monnaie nouvellement émise doit aller entre les mains de quelqu’un. En l’absence d’assouplissement quantitatif, les profits que la banque centrale réalise sont transférés au gouvernement. Avec l’assouplissement quantitatif, il y a une bonne chance que la banque centrale transfère cette monnaie au secteur financier. Avec la monnaie-hélicoptère, la monnaie va à la population. La monnaie-hélicoptère n’a pas été appelée "assouplissement quantitatif pour le peuple" sans raison. Il est clair que l’Etat fournit trop de soutien au secteur financier (…), même sans assouplissement quantitatif.

(1) L’assouplissement quantitatif ne consiste pas à acheter des actifs dans l’objectif de réaliser un profit. La banque centrale achète la dette publique existante quand elle est chère, parce que l’assouplissement quantitatif est mis en œuvre quand les taux de court terme courants et anticipés sont faibles, et elle la revend lorsque les taux d’intérêt sont plus élevés (on anticipe une inversion de l’assouplissement quantitatif après la hausse des taux courts). Cela sauve l’argent public sur les paiements d’intérêt, mais cela implique aussi une perte de capital. »

Simon Wren-Lewis, « The ethics of helicopter money », in Mainly Macro (blog), 9 août 2015. Traduit par Martin Anota