« Selon la vue conventionnelle (Elmendorf et Mankiw, 1999), la dette publique peut stimuler la demande agrégée et la croissance économique à court terme, mais elle est susceptible d’accroître les taux d’intérêt et de déprimer l’investissement, ce qui entraîne alors une baisse de la production à long terme.

Dans certaines circonstances, un effet négatif sur la croissance peut apparaître, et ce même à court terme. Premièrement, des niveaux élevés de dette publique peuvent amener les marchés à s’inquiéter à propos de la soutenabilité de la dette publique ou de la moindre marge de manœuvre pour la politique budgétaire contracyclique. De telles inquiétudes peuvent se traduire par une hausse de la prime de risque souveraine, c’est-à-dire une hausse des taux d’intérêt sur la dette publique, un gonflement de la charge de la dette publique et peut-être au final un resserrement des conditions de crédit pour les ménages et les entreprises. Comme Paul De Grauwe (2011) l’a souligné, ces effets peuvent être plus importants pour les pays appartenant à une union monétaire, puisqu’ils émettent une dette dans une monnaie sur laquelle ils n’ont pas de contrôle. Corsetti et ses coauteurs (2013) soulignent que le risque souverain peut affecter les conditions d’emprunt dans l’ensemble de l’économie (via le canal de transmission du risque souverain) et ils soulignent les possibles effets négatifs d’une crise de confiance.

Deuxièmement, un pays avec un niveau élevé de dette publique peut être tenté d’utiliser l’inflation pour éroder la valeur réelle de la dette détenue par les créanciers (monétisation de la dette), ce qui peut à son tour amener les agents à relever leurs anticipations d’inflation (voir Cochrane, 2011, pour une revue de la littérature sur la relation entre dette et inflation).

Finalement, un gouvernement avec une dette importante est davantage susceptible d’avoir recours à des impôts sources de distorsions pour accroître les recettes nécessaires et ainsi assurer le service de sa dette. Barro (1979) souligne que le poids mort associé aux distorsions fiscales s’accroît plus que proportionnellement aux hausses du taux d’imposition. Si le secteur privé anticipe ces effets sur la production, alors les hausses d’endettement vont déjà commencer à affecter les décisions de consommation et d’investissement à court terme.

Dans leur contribution séminale, Reinhart et Rogoff (2010) examinent la croissance économique à différents niveaux de dette publique en utilisant un échantillon de 44 pays au cours d’une période s’étalant sur deux siècles. Ils ne constatent pas de corrélation entre la dette publique et la croissance pour des niveaux faibles ou modérés de dette publique, mais les taux de croissance médians tendent à chuter d’environ 1 % lorsque la dette publique est supérieure à 90 %. Cependant les résultats de Reinhart et Rogoff ont fait l’objet de plusieurs critiques. Herndon, Ash et Pollin (2013) ont par exemple constaté des erreurs de codage, un usage sélectif des données et une pondération non conventionnelle des statistiques sommaires, ce qui biaise les estimations. Celles-ci apparaissent substantiellement plus faibles après corrections.

D’autres études ont soulevé le problème d’endogénéité associée avec la possible causalité inverse ou simultanéité entre la dette publique et la croissance du PIB. Tandis que la dette peut avoir un effet négatif sur la croissance à travers les canaux mentionnés ci-dessus, le lien entre dette publique et croissance peut aussi aller dans le sens opposé. La faiblesse de la croissance économique peut accroître la dette publique en réduisant les recettes fiscales et en accroissant les dépenses publiques, via le jeu des stabilisateurs automatiques et des mesures discrétionnaires. La dette publique et la croissance peuvent aussi jointe codéterminées par une troisième variable. Par exemple, Padoan et ses coauteurs (2012) suggèrent que les crises bancaires ou les crises de confiance peuvent déplacer l’économie à un "mauvaise équilibre" ou une trappe à endettement.

Malgré les critiques soulevées par les travaux de Reinhart et Rogoff, plusieurs études empiriques récentes (voir ci-dessous) corroborent la relation négative entre la dette et la croissance, souvent en trouvant des preuves empiriques suggérant l’existence d’un seuil d’endettement. De façon à surmonter les problèmes d’endogénéité, ces études plus récentes utilisent souvent des variables instrumentales ou incluent des valeurs retardées ou initiales du ratio dette sur PIB, ce qui leur permet d’identifier plus finement les effets sur la croissance aussi bien à court terme qu’à long terme.

En se focalisant sur l’impact à court terme, Baum, Checherita et Rother (2013) examinent 12 pays de la zone euro sur la période 1990-2010 (…). Leurs résultats confirment que l’impact à court terme de la dette publique sur la croissance du PIB est positive et fortement significative, mais seulement lorsque la dette est inférieure à 67 % du PIB. Pour des ratios de dette supérieurs à 95 %, tout accroissement additionnel de dette a un impact négatif à court terme sur l’activité économique. En l’occurrence, ils constatent que l’accroissement du ratio d’endettement de 1 point de pourcentage peut réduire la croissance du PIB de 0,06 point de pourcentage au cours de l’année suivante. En utilisant la même approche, Padoan et ses coauteurs (2012) obtiennent un impact à court terme de 0,014 point de pourcentage, pour des niveaux de dette proches de 90 % du PIB.

En ce qui concerne l’impact à long terme de la dette sur la croissance, les études utilisant des moyennes sur cinq ans de croissance du PIB constatent aussi une relation non linéaire, avec un seuil d’environ 90 % du PIB. Kumar et Woo (2010) étudient un échantillon de 38 économies avancées et émergentes entre 1970 et 2007. Ils estiment qu’une hausse de 10 points de pourcentage du ratio dette publique sur PIB est associée à une chute de 0,2 point de pourcentage de la croissance du PIB réel par tête. Cet effet négatif est amplifié lorsque la dette publique dépasse le seuil de 90 % du PIB. Ils interprètent cet effet adverse comme résultant d’une croissance plus lente de la productivité du travail associée à la réduction de l’investissement. Checherita et Rother (2012) utilisent les données pour 12 pays de la zone euro au cours d’une période d’environ 40 ans et arrivent à une conclusion assez similaire : la dette publique freine la croissance à long terme (notamment la croissance potentielle ou tendancielle) lorsqu’elle dépasse 90-100 % du PIB. Cecchetti, Mohanty et Zampolli (2011) utilisent un panel de 18 pays de l’OCDE entre 1980 et 2010 pour identifier des effets de seuil similaires de la dette publique. Leurs résultats suggèrent qu’une hausse de 10 points de pourcentage du ratio de dette publique sur PIB entraîne une réduction de la croissance du PIB réel par tête par plus d’un dixième de point de pourcentage. L’effet négatif sur la croissance économique apparaît lorsque la dette approche un seuil d’environ 85-90 % du PIB.

Est-ce que les seuils sont différents pour d’autres types de dette ? Reinhart, Reinhart et Rogoff (2012) distinguent entre trois variétés de "surplombs" de dette (debt overhangs) : le surendettement public, le surendettement (public et privé) externe et le surendettement du secteur privé non financier. En utilisant le large ensemble de données historiques de Reinhart et Rogoff (2009), ils constatent que chacun de ces trois types de surplombs de dette a un impact adverse sur la croissance économique à long terme. En se focalisant sur la dette publique, ils identifient 26 épisodes au cours desquels elle dépassa 90 % du PIB et ils constatent qu’au cours de ces épisodes la croissance annuelle moyenne était amputée de 1,2 point de pourcentage, que ce soit dans les pays avancés ou dans les pays en développement (confirmant par là les résultats des études antérieures). La durée moyenne de ces surplombs de dette publique est d’environ 23 ans.

En ce qui concerne la dette externe, qu’elle soit publique ou privée, Reinhart et ses coauteurs suggèrent que le seuil peut être plus faible, étant donnée la gamme plus étroite d’instruments pour la réduire (par exemple, la répression financière n’est pas faisable). Cependant, pour les économies avancées, leurs résultats suggèrent un seuil de 90 %, similaire à celui de la dette publique. Pour les économies émergentes, le seuil apparaît bien plus faible. Cela peut refléter en partie le phénomène d’"intolérance à la dette" (debt intolerance) qui affecte les économies émergentes avec de piètres antécédents en matière de crédit. Pour ce sous-ensemble, Reinhart, Rogoff et Savastano (2003) constatent un seuil "sûr" de dette externe assez faible, puisqu’il est compris entre 15 et 20 % du PIB. La valeur plus faible du seuil pour les pays émergents est confirmée par Pattillo, Poirson et Ricci (2011). Ces derniers examinent 93 économies émergentes de 1969 à 1998 et ils constatent qu’une dette externe supérieure à 35-40 % du PIB nuit à la croissance économique. Ils estiment que le doublement du ratio dette externe sur PIB réduit la croissance moyenne de 0,55 à 1,51 point de pourcentage.

Finalement, en ce qui concerne la dette du secteur privé non financier, Cecchetti, Mohanty et Zampolli (2011) estiment un seuil d’environ de 70-80 % du PIB. A partir d’un échantillon de 18 pays de l’OCDE couvrant la période entre 1980 et 2010, ils constatent que l’impact de la dette privée est presque moitié moindre que celui de la dette publique (environ 0,09 point de pourcentage). Arcand, Berkes et Panizza (2012) analysent un échantillon de 133 pays sur la période comprise entre 1960 et 2010 et ils constatent qu’un "approfondissement financier" additionnel commence à avoir un impact négatif sur la croissance une fois que le crédit privé excède 100 % du PIB.

En outre, Reinhart, Reinhart et Rogoff (2012) se penchent brièvement sur l’interaction potentielle entre les différents types de surplombs de dette, en notant que plusieurs pays au cours de la récente crise virent beaucoup de leur dette privée transformée en dette publique. Les études empiriques sur cette question sont toujours limitées. »

Esther Gordo, Owen Grech et Dmitry Kulikov, « Empirical research estimating debt thresholds », in BCE, Public debt, population ageing and medium-term growth, août 2015. Traduit par Martin Anota



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