« Au vu des problèmes que rencontre actuellement la zone euro, il est tout à fait compréhensible que plusieurs économistes en dehors de la zone euro nous rappellent qu’ils nourrissaient des doutes à l’égard de l’euro depuis le début. Ce n’est malheureusement pas une critique très constructive, mais elle nous rappelle que ces problèmes furent initialement ignorés. Une leçon que l’on peut tirer de la tragédie grecque est que la foi des électeurs dans le projet de l’euro peut survivre, même lors de la plus rude des épreuves (1). L’euro a toujours été un projet politique et les raisons politiques qui lui sont sous-jacentes sont toujours d’actualité. Pour l’élite gouvernante de l’Europe, il est probable que ce soit toujours le cas. Donc faire machine arrière n’est pas une option.

Pourtant, même si les populations et l’élite désirent garder l’euro, elles se refusent pour l’heure de se tourner vers l’union budgétaire et politique : les Etats-Unis d’Europe. Comme le note Philippe Legrain, depuis que les Français et les Hollandais ont rejeté le traité européen lors du référendum, les électeurs se sont montrés moins favorables à un approfondissement de l’intégration européenne. Si ce que ce qu’il décrit comme la "méthode Monnet" (consistant à profiter de chaque crise pour approfondir davantage l’intégration européenne) se poursuit (et comme le décrit Andrew Watt, elle se poursuit à grands pas), alors la zone euro fait face à une réelle menace existentielle. Les responsables politiques européens ont pris trop de libertés avec la démocratie : ils ne doivent pas en prendre davantage. C’est pourquoi je suis quelque peu énervé par les économistes et institutions qui dépensent beaucoup de temps à développer des propositions pour poursuivre l’intégration européenne.

La question que nous devons nous poser est s’il est possible d’améliorer le fonctionnement actuel de l’union monétaire. Je vois trois problèmes clés irrésolus ici : le défaut souverain, les déséquilibres de compétitivité et la BCE. J’ai récemment parlé de ce qu’il faudrait faire pour résoudre de possibles déséquilibres de compétitivité. Ce que j’aimerais faire à présent, c’est me pencher sur la question du défaut souverain.

Je suis d’accord avec Philippe Legrain lorsque celui-ci écrit que nous avons besoin d’avoir plus de contrôle budgétaire décentralisé et moins de règles imposées par le centre. Comme je l’ai auparavant noté, il existe maintenant dans la zone euro un système qui est parallèle à la surveillance par Bruxelles, basé sur des conseils budgétaires nationaux. Pouvons-nous concevoir un système autour de ça qui ne nécessite pas de contrôle central ?

Une manière de réaliser cette tâche serait de refuser tout soutien à un quelconque gouvernement de la zone euro qui connaîtrait des turbulences sur les marchés obligataires. Lorsque la zone euro fut mise en place, ses architectes craignaient que la discipline de marché soit trop faible pour que cela fonctionne, donc des contrôles centralisés apparaissaient comme nécessaires (avec notamment le Pacte de Stabilité et de croissance). Dans un sens, ils avaient raison : suite au lancement de l’euro, les marchés commencèrent à traiter la dette publique grecque comme si elle était de la dette publique allemande. Mais une fois que la crise survint, ils eurent tort : les gouvernements avec de plus faibles déficits que le Royaume-Uni furent perçus par le marché comme plus risqués que le gouvernement britannique.

Ce qui doit désormais être clair, c’est que la dette des Etats-membres d’une union monétaire est sujette à un risque de refinancement plus élevé que des pays qui n’appartiennent pas à une union monétaire, dans la mesure où les Etats-membres ne contrôlent pas leur propre monnaie. Ce problème a été écarté (pour le moment) grâce au programme OMT de la BCE. Mais vous ne pouvez pas avoir l’OMT sans conditions. Pour des raisons évidentes, l’OMT ne peut être un chèque en blanc donné à un Etat-membre de l’union monétaire pour continuer à creuser des déficits.

Donc l’OMT doit être conditionné, mais qui doit fixer les conditions ? Qui doit décider qu’une future Grèce doit faire défaut, mais qu’une future Irlande doit obtenir la garantie de l’OMT sans avoir besoin de faire défaut ? Aujourd’hui, ce sont les autres gouvernements de la zone euro et la BCE qui décident. Mais les gouvernements de la zone euro se sont eux-mêmes montrés inefficaces dans cette tâche (comme on peut le voir avec la Grèce), notamment parce qu’ils sont sujets à des pressions de la part des créanciers. Déléguer cette tâche à la BCE, alors même que cette dernière manque de fondement démocratique, créerait de réels problèmes et ferait peser un trop grand risque sur l’indépendance de la BCE.

Imaginons que le gouvernement italien voit les taux d’intérêt sur sa dette commencer à s’élever bien au-dessus de la moyenne de la zone euro. Nous nous retrouvons dans une situation où un défaut autoréalisateur est possible. La BCE doit-elle déployer le programme OMT pour mettre un terme à cette possibilité ou non ? Quelles conditions doivent être imposées à l’Italie en contrepartie de ce programme ?

Il serait fabuleux que nous puissions concevoir quelques règles simples (ou même des règles complexes) qui nous permettent de distinguer entre une Grèce et une Irlande. Fabian Lindner passe en revue quelques possibilités ici. Le problème majeur est que cela dépend pour beaucoup de quelque chose qui incarne un jugement politique : quelle sera l’ampleur des futurs excédents primaires ? En raison de la largeur de sa dette, l’Italie doit générer de bien plus larges excédents primaires que d’autres pays. Comment pouvez-vous déterminer quelle est la limite supérieure?

C’est pourquoi le "laisser-faire" est si attrayant, parce vous demandez à de nombreuses personnes de parier sur la réponse. Mais cette méthode est erronée, parce qu’avec le risque de refinancement, ce sur quoi chaque participant de marché parie, c’est sur ce que pensent les autres participants de marché à propos du risque de refinancement. Le programme OMT élimine ce risque de refinancement.

Donc si le marché ne peut pas faire cela et si la BCE et les gouvernements de la zone euro ne doivent pas s’en occuper, qui peut s’en charger ? Avons-nous à introduire une nouvelle institution d’experts pour décider et fixer les conditions ? (Les conditions doivent être fixées, parce que les actions peuvent changer après que l’OMT soit octroyé.)

Une réponse évidente est que nous n’avons pas besoin de nouvelle institution, car nous en avons déjà une : elle s’appelle le FMI. Elle est imparfaite, elle est fortement influencée par les gouvernements de la zone euro lorsqu’elle prend ses décisions, mais cela signifie qu’il faut réformer le FMI, plutôt que le réinventer. Cela peut être le cas suite à la débâcle grecque. Philippe Legrain suggère d’utiliser le FMI dans un rôle similaire ici, mais provisoirement, afin qu’une nouvelle institution de la zone euro soit mise en place. Cependant il est difficile d’imaginer que les gouvernements de la zone euro créent une nouvelle institution qui soit vraiment indépendante de leurs pressions politiques.

La proposition fonctionnerait comme suit. Si l’Italie se retrouvait en difficultés, elle s’adresserait au FMI. Aucune assistance de la part de la zone euro ne serait possible avant. Le FMI déciderait quel niveau de défaut est nécessaire (si un défaut est effectivement nécessaire). Le FMI, et non les gouvernements de la zone euro, fixerait toutes les conditions qui apparaîtraient comme nécessaires pour ramener les déficits italiens à un niveau soutenable. Cela inclurait une trajectoire pour les déficits que le pays pourrait raisonnablement atteindre sans générer davantage de chômage que nécessaire. (Si le pays était initialement non compétitif, un certain chômage serait inévitable.)

Si l’Italie s’accorde à ces conditions, alors l’OMT serait automatiquement étendu par la BCE. Il est tout à fait possible que, dans ces circonstances, l’Italie regagne l’accès aux marchés obligataires à des taux d’intérêt raisonnables. Si ce n’est pas le cas, le FMI (et non pas d’autres gouvernements de la zone euro) devra fournir le financement nécessaire pour couvrir les déficits transitionnels.

Je pense que beaucoup de responsables politiques de la zone euro verraient d’un mauvais œil une telle proposition, parce qu’ils perdraient de leur influence et de leur contrôle. Mais de cette façon (…) la zone euro laisse à une autre institution (en l’occurrence le FMI) la tâche bien difficile de décider si une dette publique est soutenable ou non. Cela me semble être un petit prix à payer pour éviter le genre de conflit entre gouvernements qui apparut si clairement lors des récentes "négociations" avec la Grèce.

(1) Parmi les populations sondées ici, ce n’est que dans deux pays qu’il y a davantage de gens qui estiment que l’euro a été une mauvaise chose plutôt que de gens qui pensent que c’en fût une bonne : en l’occurrence en Italie et en Chypre. Voir également Andrew Watt ici. »

Simon Wren-Lewis, « Making the Eurozone work better: sovereign default », in Mainly Macro (blog), 8 septembre 2015. Traduit par Martin Anota



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