« (…) On peut identifier trois sources de crises de la zone euro, que ce soit dans le passé ou dans le futur. Premièrement, les chocs asymétriques. En l’occurrence, ce qui pose problème, c’est la moindre capacité des pays à répondre aux conditions économies nationales, dans la mesure où ils ne peuvent s’appuyer sur une politique monétaire indépendante ou une dévaluation. Ce problème est une manière de dire que les membres de la zone euro ne respectent pas les critères d’une zone monétaire optimale. C’est souvent précisément pour cette raison que beaucoup d’économistes américaines étaient pessimistes à propos de la zone euro avant que la crise survienne. Les critères de zone monétaire optimale débutent avec la nécessité que les chocs soient symétriques, ce qui signifie une forte corrélation des cycles. Or les pays-membres de la zone euro souffrent de chocs asymétriques. Par exemple, les conditions économiques dans un pays comme l’Irlande appelaient à un resserrement de la politique monétaire au cours de la première décennie de l’euro, puis à un assouplissement monétaire après 2008.

Deuxièmement, la politique budgétaire. Le problème ici est un problème d’aléa moral : les perspectives d’un renflouement peuvent inciter les Etats-membres à se montrer irresponsables sur le plan budgétaire. Le problème budgétaire ne fait pas partie des critères traditionnels de zone monétaire optimale. Que les architectes de la zone euro se focalisent autant dessus en 1991 avait surpris beaucoup d’économistes à l’époque. Les architectes imposèrent des limites aux déficits budgétaires et à la dette publique (respectivement 3 % et 60 % du PIB) au cœur même des critères de Maastricht pour entrer dans la zone euro, ils adoptèrent une clause de non-renflouement en 1991 et s’accordèrent après à un Pacte de Stabilité et de croissance en 1997 (…). Les fondateurs ont le mérite d’avoir reconnu très tôt le problème d’aléa moral (…). D’un autre côté, les élites furent forcées de le faire pour des raisons politiques. Les électeurs en Allemagne et dans d’autres pays créanciers d’Europe du Nord étaient opposés au projet de l’euro, dans la mesure où ils craignaient qu’ils aient à renflouer les gouvernements dépensiers des pays méditerranéens.

L’activité bancaire, où le problème est que la responsabilité de la réglementation financière était laissée au niveau national, alors même que la politique monétaire se retrouvait entre les mains de la BCE. Le problème bancaire fut à peine évoqué durant les années quatre-vingt-dix. (…) Heureusement, la zone euro a fait quelques pays en direction de l’union bancaire depuis que Mario Draghi est devenu le président de la BCE.

(…) Nous pouvons identifier au moins sept erreurs. Premièrement, la zone euro n’aurait pas dû s’élargir aussi rapidement. En particulier, en 2001, la Grèce n’était pas prête à être admise. Etant donné qu’il n’est pas prévu de faire sortir un pays de la zone euro, il aurait fallu prendre plus de temps avant d’achever le processus d’entrée, même si cela signifie d’en exclure certains pays.

Deuxièmement, peu après l’inauguration de l’euro, il devint rapidement clair que le problème de discipline budgétaire n’avait pas été résolu : les critères budgétaires étaient régulièrement violés, par de petits pays comme par de grands pays. Le Pacte de Stabilité et de Croissance n’avait aucun pouvoir, ni aucune crédibilité. En d’autres mots, le problème d’aléa moral, même s’il avait été correctement identifié, n’avait pas été efficacement traité. Pratiquement tous les Etats-membres ont violé les plafonds bien avant que commence la crise de la zone euro fin 2009. Lorsqu’ils reçurent des lettres de Bruxelles les informant que leurs déficits budgétaires excédaient les plafonds et devaient être corrigés, ils répondaient presque systématiquement que leur croissance s’accélèrerait prochainement et qu’une telle accélération ramènerait les déficits sous leurs plafonds. Les tentatives répétées pour renforcer le Pacte de Stabilité et de Croissance échouèrent peut-être parce qu’ils ne prirent pas en compte ce problème de prévisions excessivement optimistes (Frankel et Schreger, 2013).

Troisièmement, lorsque les primes de risque sur les taux d’intérêt de la Grèce et de d’autres pays périphériques chutèrent presque à zéro après avoir adopté l’euro (entre 2002 et 2007) malgré les violations des critères budgétaires, cela fut perçu comme une bonne chose (…). Mais il est clair, du moins avec du recul, que les faibles primes de risque dans les pays de la zone euro furent une preuve en temps réel que le problème d’aléa moral n’avait pas été résolu. (…)

La quatrième erreur fut l’échec à envoyer la Grèce devant le FMI dès le début de la crise (Frankel, 2011). En janvier 2010, il devait être évident qu’une aide du FMI était nécessaire. Au lieu de rester dans un état de choc, les dirigeants à Francfort et à Bruxelles auraient dû saisir la crise grecque comme une opportunité pour établir un précédent pour la survie à long terme de l’euro. L’idée qu’une crise de la dette souveraine surviendrait finalement quelque part dans la zone euro n’aurait dû surprendre personne. Après tout, c’est précisément dans cette éventualité que les architectes avaient conçu les critères budgétaires de Maastricht, la clause de non-renflouement et le Pacte de Stabilité et de Croissance. Lorsque les règles échouèrent et que la crise éclata, les dirigeants auraient dû remercier leur bonne étoile que cette première épreuve concerne un pays comme la Grèce. Premièrement, le gouvernement grec avait violé les règles si largement et si fréquemment que les dirigeants européens pouvaient se montrer fermes. L’alternative était de risquer de créer le précédent qu’un gouvernement soit finalement renfloué, avec tous les problèmes d’aléa moral que cela pouvait entraîner. Deuxièmement, l’économie fut si petite qu’il était possible pour l’Europe de proposer les fonds nécessaires pour protéger les autres, (…) par exemple l’Irlande. Les dirigeants européens auraient dû remercier leur bonne étoile que le FMI existe. Au lieu d’agir comme si une telle crise n’avait jamais eu lieu, ils auraient dû réaliser qu’imposer des conditions sur le plan de sauvetage est précisément la mission du FMI. La politique internationale est moins susceptible d’empêcher le FMI d’imposer de douloureux plans d’austérité et d’autres conditions difficiles qu’entre voisins régionaux ou autres alliés politiques. Sur ce plan, l’Europe n’est pas différente de l’Amérique latine ou de l’Asie. Mais les dirigeants à Francfort et à Bruxelles considéraient comme impensable de faire appel au FMI. Ils pensaient que la crise grecque était un problème qui ne devait être réglé qu’en Europe. Ils cherchèrent à gagner du temps et choisirent de traiter l’insolvabilité comme de l’illiquidité. Selon eux, de telles mesures auraient propagé la contagion à l’Irlande, au Portugal, en Espagne et ailleurs. Mais ils obtinrent au final la contagion qu’ils craignaient. La contagion devint simplement plus difficile à combattre, lorsque les déclarations de dirigeants perdirent toute crédibilité et que les primes de risque attinrent des niveaux si élevés que l’équation de la dette publique devint impossible à résoudre. (…)

La cinquième erreur fut l’échec à alléger davantage de la dette publique et ce rapidement, à un moment où elle était en grande partie détenue par des créanciers privés. Ils peuvent plus facilement subir un effacement (haircut) de la dette que les créanciers publics (en particulier le FMI, la BCE, le Fonds Européen de Stabilité Financière et le Mécanisme Européen de Stabilité). Mais à nouveau, les dirigeants à Francfort et à Bruxelles insistaient en 2010 et en 2011 sur le fait qu’il était impensable d’effacer une partie de la dette publique.

La sixième erreur est la fausse croyance selon laquelle l’austérité budgétaire ne nuit pas à l’activité économique, notamment à court terme. Certains ont même cru qu’elle pouvait accroître le PIB et réduire les ratios dette publique sur PIB. L’erreur a notamment été commise par de nombreuses personnes en Allemagne et dans plusieurs autres pays créanciers. Le FMI a lui-même été poussé à se montrer excessivement optimiste lorsqu’il prévoyait l’impact de ses programmes sur la croissance, parce que ses propres règles imposent qu’il ne participe à un programme d’aide que s’il prévoit que ce programme contribue à ramener la dette publique sur une trajectoire plus soutenable, notamment en entraînant une baisse des ratios dette publique sur PIB. L’austérité budgétaire, adoptée au plus mauvais moment, a aggravé la récession en Grèce et dans d’autres pays périphériques. Par conséquent, les ratios dette publique sur PIB, loin de diminuer, ont augmenté plus rapidement. Un simple modèle keynésien aurait donné de meilleures prédictions (Blanchard et Leigh, 2013).

Enfin, il ne faut pas oublier que les Grecs ont eux-mêmes commis de nombreuses erreurs… »

Jeffrey Frankel, « Causes of Eurozone crises ». Traduit par Martin Anota