REA_217488_002

« (…) Ce qui m’a permis de surmonter la barrière du discours décrite par Foucault et d’échapper au syndrome de la page blanche (…), c’est à la fois mon impatience de vous livrer mes quelques idées iconoclastes sur l’économie et c’est aussi une formidable envie de vous faire vivre les péripéties de cette aventure intellectuelle qu’a été l’élaboration d’une théorie schumpétérienne de la croissance économique. En particulier, c’est d'essayer de vous faire partager pourquoi et comment dans notre tentative (…) de changer le paysage en théorie économique de la croissance, dans notre tentative de transformer une théorie de la croissance que nous trouvions initialement assez fade et ennuyeuse en un domaine excitant de l’économie, c’est nous qui avons dû changer et apprendre à travailler autrement en particulier pour faire dialoguer la modélisation, la théorie, avec l’analyse empirique. C’est l’histoire de cette double transformation de l’objet et du sujet que je vais vous faire vivre (…).

Pourquoi une nouvelle théorie de la croissance ? Tout simplement parce que les théories existantes quand j’étais étudiant nous apparaissaient insatisfaisantes, à la fois d’un point de vue théorique et d’un point de vue empirique. D’un point de vue théorique d’abord, quand je me suis mis à travailler sur le sujet, la théorie dominante était ce qu’on appelle le "modèle de croissance néoclassique", celui d’une croissance basée sur l’accumulation du capital. La version la plus élégante de ce modèle fut développée en 1956 (c’est l’année de ma naissance, donc une année très importante pour la croissance économique…) par Robert Solow, qui fut récompensé d’ailleurs pour cet article (…), "A Contribution to the Theory of Economic Growth", (…) par son prix Nobel en 1987. Je ne vais pas vous ennuyer ici avec les détails du modèle, mais en deux mots le modèle décrit une économie où la production se fait avec du capital et où c’est la croissance du stock de capital qui fait croître la production, le produit intérieur brut. D’où provient la croissance du capital ? De l’épargne des ménages. Et l’épargne des ménages, c’est une partie de la production. Une partie de la production (…) est consommée et le reste est épargné. Et c’est cette épargne qui fait que le capital s’accumule. Donc on se dit que, dans une économie comme ça, tout va bien. Davantage de capital financé par l’épargne produit davantage de PIB, ce qui se traduit par davantage d’épargne et donc davantage de capital pour produire davantage de PIB, etc., et on se dit, "c’est formidable !". Autrement dit, voilà une économie qui semble générer une croissance économique durable, même sans progrès technique, sans innovation, sous le simple effet de l’accumulation du capital. Le rêve soviétique d’une certaine façon. Malheureusement, là où le bât blesse, et justement l’Union soviétique en a fait l’expérience, c’est qu’il y a des rendements décroissants à ne produire qu’avec du capital, car plus le stock de capital (pensez à des machines !) est élevé, moins on augmente le PIB en rajoutant une unité de capital, en rajoutant une machine. Il y a donc des rendements décroissants à l’accumulation de capital, donc moins on augmente l’épargne et donc moins on augmente l’accumulation de capital. Donc à partir d’un certain moment, le processus d’accumulation s’essouffle et l’économie cesse de croître. Comme l’explique très clairement Robert Solow dans son article, pour générer une croissance soutenue, ça ne suffit pas d’avoir l’accumulation du capital, il faut le progrès technique qui permet d’améliorer, non pas seulement la quantité de machines, mais la qualité des machines.

Et seulement le problème, c’est que Solow ne dit rien sur l’origine du progrès technique, en particulier sur ce qui, dans l’économie, stimule ou freine l’innovation. (…) On dit : "C’est un très beau modèle, qui explique qu’il n’y pas de croissance sans progrès technique, mais je ne peux pas vous expliquer d’où provient le progrès technique". D’un point de vue empirique (…), le modèle de croissance néoclassique ne permet pas d’expliquer la croissance de long terme, puisque je ne peux pas expliquer le progrès technique, je ne peux pas expliquer pourquoi on voit, on observe que les pays ont eu de la croissance. La croissance n’est pas tombée à zéro dans les pays développés. Et elle permet encore moins de comprendre pourquoi certains pays croissent plus vite que d’autres. Pourquoi par exemple les Etats-Unis croissent plus vite que nous ? que les Scandinaves croissent plus vite que nous ? C’est intéressant de savoir… Pourquoi certains pays émergents ou moins développés convergent vers les niveaux de PIB par tête, c’est-à-dire les niveaux de vie, des pays développés, et d’autres ne commencent même pas à converger, où d’autres comme l’Argentine commencent à converger, puis vers les années trente, ils s’arrêtent de converger ? (Je reviendrai sur le cas argentin : il s’arrête à mi-chemin) On appelle ça en anglais la "middle-income trap". (…) C’est cette double insuffisance théorique et empirique qui a motivé notre tentative d’élaborer un nouveau cadre d’analyse radicalement nouveau.

Et c’est ainsi qu’avec Peter Howitt nous avons produit notre premier modèle de croissance. (…) On a produit notre premier modèle de croissance en 1987. Schumpétérien, car inspiré par trois idées émises par l’économiste autrichien Schumpeter. (…) Première idée : (…) la croissance de long terme résulte de l’innovation. Ça en fait c’est continuer Solow. Lui avait cette idée avant le modèle de Solow. Il dit : "voilà, à long terme, c’est l’innovation qui vous donne la croissance". Idée très importante. Deuxième idée : l’innovation ne tombe pas du ciel. Elle résulte de décisions d’investissement, notamment la R&D, l’investissement des qualifications, l’investissement dans les organisations, de la part d’entrepreneurs qui eux-mêmes répondent aux incitations positives ou négatives qui résultent des institutions politiques publiques. C’est très important, cette phrase n’a l’air de rien du tout, mais elle permet d’introduire un nouveau domaine, qui est celui des politiques, des institutions de la croissance. C’est-à-dire que votre incitation à investir plus ou moins dans l’innovation résulte du "investment climate", comme on dit en anglais. (…) Vous êtes, par exemple au Zimbabwe, on vous exproprie tout, vous n’allez pas investir dans l’innovation. Vous êtes en Argentine avec l’hyperinflation, vous n’allez pas investir dans l’innovation, car tous vos profits vont être bouffés par l’inflation. Donc on voit tout de suite que les politiques et les institutions économiques influent sur la croissance, car elles influent sur les incitations et les coûts et les bénéfices d’investir dans l’innovation plutôt que dans autre chose. Ça, c’est déjà tout un domaine énorme, une énorme boîte noire quelque part pour nous, qui est celui des politiques de la croissance. Puis vient la troisième idée, qui est celle de la destruction créatrice. C’est-à-dire que les nouvelles innovations rendent les technologies ou les produits existants obsolètes. Le nouveau remplace l’ancien. Et donc, en fait, si vous voulez, l’innovation est un processus conflictuel. La croissance par l’innovation, c’est les nouveaux qui remplacent l’ancien. Mais évidemment les anciens vont se bagarrer pour rester et empêcher les nouveaux d’arriver. Donc il y a l’économie politique de la croissance. Et tout le problème auquel les gouvernements sont confrontés, c’est de donner à la fois des incitations pour devenir innovateurs, donc des rentes, mais de faire en sorte que les rentes ne soient pas telles qu’une fois que vous êtes devenus innovateur, vous dites "maintenant je suis le dernier et no more ! Et il n’y a plus de gens qui viennent à ma place !" Et ça, c’est toute la dialectique de la croissance. Donc, c’est ce domaine aussi extraordinairement intéressant qui s’appelle l’économie politique de la croissance. On avait démarré là-dessus, on était très excités avec Peter Howitt. On s’est dit "c’est vraiment une théorie très sympa", parce que tout d’un coup la croissance (…) devient un domaine vraiment amusant, on peut faire plein de choses.

Mais évidemment, (…) rien ne se passe jamais parfaitement. Et voilà que paraissent certaines études empiriques qui viennent un peu troubler la fête. (…) Il y a eu plusieurs objections (…). Une (…) concernait le lien entre concurrence et croissance. Parce que notre théorie initialement vous disait "voilà, vous voulez innover, parce que vous voulez des rentes de monopole". Ça peut suggérer que la concurrence, ce n’est pas bon, car la concurrence réduit les rentes de monopole. Et un peu, c’est ce que Bill Gates vous dit. Quand (…) il a des procès antitrust, il dit : "c’est terrible ce que vous faites là. Tout ce qui réduit mes rentes va décourager des futurs Bill Gates. Si vous êtes pour l’innovation, vous ne devriez pas faire de l’anti-trust. L’anti-trust, c’est très mauvais, il ne faudrait pas y avoir de la concurrence". En fait, si vous voulez, l’idée c’est qu’en fait si on croit le modèle littéralement, la relation entre concurrence et croissance devrait être négative. Or, qu’est-ce que trouvent les analyses empiriques ? Les analyses empiriques montrent au contraire que la relation est positive. (…)

Comment réconcilier la théorie et l’évidence empirique ? C’est là, si vous voulez, que certains pourraient dire : (…) "Je jette le modèle à la poubelle". L’autre manière aurait été de dire "j’ignore l’empirique, tant pis. Les données ont tort. Les données empiriques ont tort et la théorie a raison". Nous, ce que nous avons fait avec Peter Howitt et avec d’autres coauteurs, (…) nous avons dit "on va collaborer avec des empiristes". (…) Ce que nous avons fait, c’est de prendre notre modèle en essayant d’identifier l’hypothèse ou les hypothèses restrictives qui conduisaient à cette prédiction contrefactuelle, qui faisaient que l’on obtenait une prédiction différente de la réalité. Et c’est ce travail-là que nous avons fait, ce dialogue entre les empiristes et les théoriciens.

On a finit par comprendre d’où venait le problème. Dans le modèle initial, seules les firmes inactives innovent, c’est-à-dire que vous avez quelqu’un qui est en place et l’innovation suivante se fait par quelqu’un qui était en dehors du marché, qui avait un profit zéro : il innove et il fait un profit. Quand on est dans un monde comme ça, tout ce qui réduit le profit après innovation réduit l’incitation à innover, puisque le profit d’un innovateur potentiel, c’est zéro avant d’innover, c’est un certain P après, et la concurrence réduit P, donc elle réduit l’incitation à innover. Mais en réalité, il y a deux types de firmes dans l’économie. Il y a des firmes qui viennent d’ailleurs (…), des firmes qui n’existaient pas, qui se créent et qui passent de zéro au profit P, mais vous avez également des firmes que j’appelle "proches de la frontière technologique", ce que Edmund Phelps appelle "proches de la best practice", qui elles réalisent déjà des profits. Et là c’est une histoire très différente : Je suis une firme active, je suis proche de la frontière, je fais des profits et la concurrence, c’est comme si je (…) partageais un bureau avec quelqu’un. Tout d’un coup le bureau se rétrécit : ça, c’est l’augmentation de la concurrence. Qu’est-ce que je veux faire ? Je veux aller ailleurs pour échapper à la concurrence. Donc je veux innover pour échapper à la concurrence. Mais on est dans un monde où, si je n’innove pas, je fais des profits. La concurrence peut peut-être réduire un peu les profits post-innovation, mais elle réduit encore plus les profits avant innovation. Donc au total, elle augmente l’incitation à innover. Et c’est cet "escape-competition effect" : on innove pour échapper à la concurrence. Il suffisait de faire un changement au modèle pour introduire ces firmes-frontière. (…) En fait, la concurrence a des effets différents sur les firmes qui sont à la frontière et les firmes qui sont très loin derrière la frontière. Les firmes très loin de la frontière, c’est l’effet qu’il y avait dans le modèle de base : la concurrence décourage l’innovation. Et dans les firmes-frontière (…), la concurrence encourage l’innovation. Et c’est ce que nous avons vu empiriquement. Un peu pour comprendre ça, imaginez une classe. (…) Imaginez qu’un jour on fasse entrer un nouvel élève brillant dans cette classe. Comment les élèves de la classe vont-ils réagir à cette concurrence de cet élève brillant ? (…) L’arrivée de cet élément brillant va inciter les meilleurs élèves de la classe à travailler plus dur pour rester les meilleurs de la classe. Et ça, c’est l’effet "escape-competition". Mais d’un autre côté, ça va décourager les moins bons élèves, pour qui rattraper devient encore plus difficile maintenant qu’il y a encore un élément brillant en plus. (…) Les firmes, c’est comme des individus, ça se conduit de la même manière. Vous avez ce double effet-là. Il en va des firmes comme des élèves. Les firmes proches de la frontière innovent davantage en réponse à la concurrence pour échapper à la concurrence, alors que les firmes loin derrière de la frontière technologique, qui essayent de rattraper, vont être découragées par la concurrence, comme dans le modèle de base que j’avais mentionné avant. Au total, l’effet de la concurrence sur l’innovation prend la forme d’un U inversé qui synthétise ces deux effets opposés : l’effet de découragement sur les firmes qui sont très en-deçà de la frontière et l’effet "escape-competition" qui s’applique aux firmes près de la frontière.

GRAPHIQUE Relation entre concurrence et croissance : une relation en U inversé

Philippe_Aghion__Relation_entre_concurrence_et_croissance__une_relation_en_U_inverse.png
source : Aghion (2015)

En fait, c’est intéressant parce que cette prédiction a été testée sur le même type de données que celles utilisées dans les études empiriques. Finalement, on a montré qu’on avait le U inversé partout. On a essayé dans tous les pays et on trouve à chaque fois ce U inversé. On l’a vérifié partout. C’est assez intéressant parce que ce dialogue finalement, au bout du compte, entre nous, les théoriciens, et les empiristes, (…) nous a enrichit, nous, Howitt et moi, et mes amis théoriciens, parce qu’on a compris qu’il n’y avait pas un mais deux effets fondamentaux de la concurrence sur la croissance et on a identifié sous quelles conditions l’un ou l’autre de ces deux effets dominait l’autre de façon à générer ce U inversé. Quant à nos amis empiristes, eux, ils avaient vaguement l’idée d’une relation croissante et maintenant ils savent que la relation entre concurrence et croissance est plus subtile que ce qu’ils pensaient. Finalement, tout le monde a gagné de cette coopération entre théorie et empirique. C’est ça qu’est un peu le point de départ de la collaboration que j’ai eue avec les empiristes, cette façon de dialoguer avec les empiristes ne nous distingue pas seulement des théoriciens purs, mais également des empiristes (ils sont nombreux) qui ne croient pas dans l’utilité des modèles. Ça nous distingue de certains économistes qui, d’une côté, exhibent des faits empiriques et des données (eux-mêmes très intéressants et utiles) et de l’autre côté proposent des théories, sans vraiment chercher à tester ces théories, notamment en les confrontant à leurs propres données. Nous on pense qu’il est très important de faire dialoguer les deux. (...)

Dans le temps qu’il me reste, je veux aborder quelques énigmes de la croissance (…).Je voudrais en aborder plusieurs. D’abord je vais parler du paradoxe argentin et de ce que j’appelle les trappes à non-convergence, la fameuse middle-income trap. (…) En 1890, l’Argentine avait un niveau de PIB par habitant, de PIB par tête (qui représente le niveau de vie) à peu près à 40 % du niveau de vie américain, du PIB par tête américain. En fait, ça c’était maintenu assez longtemps. De 1870 à la fin des années trente, l’Argentine demeure à 40 % du niveau américain, or l’Amérique croit beaucoup, ce qui veut dire que l’Argentine croit beaucoup (…). Certes elle ne rattrape, mais elle garde le rythme de croissance des Etats-Unis. (…) A partir de la fin des années trente, il y a une rupture de tendance. (…) A partir de là, on observe une tendance à la baisse du PIB par tête argentin par rapport au PIB par tête américain, de 0,21 par an, ce qui est énorme. Donc il y a vrai décrochage argentin par rapport aux Etats-Unis. La question est de voir : comment ça se fait que l’Argentine se soit si bien débrouillée avant et après qu’elle ait décroché ?

GRAPHIQUE Ratio du PIB par habitant de l’Argentine sur le PIB par habitant des Etats-Unis et tendance entre 1870 et 2013

Philippe_Aghion__Ratio_du_PIB_par_habitant_de_l_Argentine_sur_le_PIB_par_habitant_des_Etats-Unis_et_tendance_entre_1870_et_2013.png
source : Aghion (2015)

L’explication que propose la théorie de la croissance schumpétérienne, c’est que des pays comme l’Argentine étaient dotés d’institutions ou avaient subi des politiques qui étaient bonnes pour la croissance par l’accumulation du capital ou pour la croissance par le rattrapage, notamment les substitutions aux importations : ils avaient cette politique consistant à dire "on n’importe pas, mais on produit ce qu’on pourrait importer". Evidemment, le problème c’est que ça vous soumet à peu de concurrence. On peut rattraper, mais ce n’est pas une politique qui stimule beaucoup l’innovation, car on empêche la concurrence des pays étrangers quelque part. En fait, ils n’ont pas su faire évoluer leurs institutions pour devenir une économie innovante. Or, plus un pays se développe, plus il se rapproche de la frontière, plus on sait que c’est l’innovation-frontière qui devient le moteur de la croissance. Quand vous êtes loin de la frontière technologique, la Chine ou d’autres pays émergents font de la croissance en rattrapant. Mais quand vous êtes à la frontière technologique, il faut faire de l’innovation sur vous-mêmes (c’est ce que j’appelle l’innovation-frontière) pour continuer à générer de la croissance, or les politiques et institutions qui sont bonnes pour le rattrapage technologique ne sont pas les mêmes que celles qui sont bonnes pour l’innovation à la frontière.

J’ai parlé de l’Amérique latine, mais il y a également l’Asie et notamment le Japon. Au Japon, la concurrence a toujours été étroitement contrôlée par l’Etat. Le ministère du commerce et de l’industrie (le MITI) limite l’émission de licences d’importation. L’Etat subventionne l’investissement des (…) keiretsus. Ce n’est donc pas une surprise que le Japon ait vu sa croissance de passer d’un niveau très élevé, envié par tous les pays développés entre 1945 et 1985, à un niveau faible depuis 1985. Mais nous nous sommes un autre exemple, parce que les Trente glorieuses, c’est exactement la même histoire : nous avions des institutions et politiques qui étaient très bien pour la croissance des Trente Glorieuses. C’était la politique des grands champions ; c’était la politique de subvention top-down ; c’était un système éducatif essentiellement basé sur le primaire, le secondaire et les grandes écoles ; c’était un système financier essentiellement basé sur le financement bancaire ; c’était une concurrence limitée sur le marché des biens ; c’était un marché du travail très corporatisé (…). Nous avons exactement le même problème : il faut que nous passions d’une économie du rattrapage à une économie de l’innovation et nous sommes également engagés dans ce processus-là. C’est pour ça qu’il faut qu’on fasse des changements. (…)

Je passe à la seconde énigme de la croissance : l'innovation, les inégalités et la mobilité sociale. Au cours des dernières décennies, on a assisté dans les pays développés à une augmentation accélérée des inégalités de revenu, en particulier tout en haut de l’échelle. Le top 1 %, c’est-à-dire la fraction du revenu qui est gagnée par le top 1 % le plus riche, a augmenté très très vite (…) depuis notamment les années quatre-vingt. Comment expliquer cette évolution ? Tout le monde l’a notée. Comment peut-on l’expliquer ? Je vous propose de jeter un regard sur (…) une recherche que j’ai faite avec Antonin Bergeaud (…), Richard Blundell (…), Ufuk Akcigit (…) et David Hémous (…).

GRAPHIQUE Inégalités et innovation

Philippe_Aghion__inegalites_et_innovation__centile_superieure_brevets_par_habitants.png
source : Aghion (2015)

(…) Aux Etats-Unis (…), la fraction du top 1 % n’augmentait pas beaucoup jusqu’aux années quatre-vingt, puis elle décolle. (…) Si vous regardez en même temps l’évolution de l’innovation mesurée par le nombre de brevets par habitant (ce n’est pas la meilleure mesure, on peut prendre des mesures de qualité de l’innovation, par les citations, mais là je regarde juste le nombre de brevets), c’est une évolution totalement parallèle, c’est-à-dire qu’au moment où le top 1 % gagne plus, l’innovation s’accélère également. Ce n’est pas une preuve de causalité, mais on se dit qu’il y a quand même quelque chose, qu’il y a un lien. (…). On montre que cette forte corrélation reflète en fait un lien causal de l’innovation vers l’inégalité extrême. (...) Vous augmentez votre marge bénéficiaire quand vous innovez. Parce que les gens sont prêts à payer plus, vous avez un produit de meilleure qualité ou bien vous avez réduit vos coûts. Dans les deux cas vous augmentez votre marge bénéficiaire. Et en général vous tendez à utiliser moins de travail. Les deux vont dans le même sens pour augmenter la part du 1 %. On a montré, nous, qu’il y a en fait un lien causal de l’innovation vers le top 1 % inégalités.

Alors pourquoi est-il important de savoir que l’augmentation du top 1 % résulte en partie de l’innovation et pas seulement de rentes foncières et spéculatives ? Pourquoi est-ce important ? Parce que l’innovation a des vertus que d’autres sources de top 1 % n’ont pas. Une première vertu, c’est que l’innovation génère de la croissance et elle est même le principal moteur de croissance dans les pays développés (…). La deuxième chose, c’est que s’il est vrai que l’innovation profite dans le court terme à ceux qui ont généré l’innovation, à ceux qui ont permis l’innovation ; dans le long terme, les rentes de l’innovation se dissipent. Pourquoi elles se dissipent ? Parce que vos innovations sont imitées par d’autres. Quand il y a de l’imitation, ça réduit vos rentes. Par ailleurs, quelqu’un fait mieux que vous, et là vous disparaissez. Les rentes de l’innovation sont typiquement temporaires. C’est intéressant, c’est un élément intéressant en soi. Enfin, il y a une autre chose, une autre caractéristique de l’innovation. L’innovation, c’est la destruction créatrice, c’est-à-dire que c’est le nouveau qui remplace l’ancien. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que l’innovation génère de la mobilité sociale. Elle permet à de nouveaux talents d’entrer sur le marché et d’évincer partiellement ou totalement les firmes et intérêts en place. Il est intéressant à cet égard de remarquer qu’aux Etats-Unis, la Californie qui est actuellement l’Etat américain le plus innovant, devance largement l’Alabama qui est parmi les Etats américains les moins innovants, à la fois en matière de part du top 1 %, mais aussi en matière de mobilité sociale. Vous avez beaucoup plus de mobilité sociale en Californie que vous en avez en Alabama. (…) Il y a un lien très positif entre innovation et mobilité sociale. On peut montrer aussi que c’est particulièrement l’innovation par les entrants, par ceux qui brevettent pour la première fois, qui génère de la mobilité, pas tellement l’innovation par les incombents. On est vraiment dans l’optique schumpétérienne : c’est l’innovation par les entrants qui génère la mobilité sociale. (…)

Je vais maintenant passer à la stagnation séculaire. En 1938, l’économiste Alvin Hansen expliquait lors de sa presidential address, devant l’American Economic Association (…) que, selon lui, les Etats-Unis étaient condamnés à une croissance faible dans le long terme. A chaque fois que vous avez une grande crise, vous avez quelqu’un qui vous dit "c’est terminé ! On est condamné à la croissance faible !". En 1938, après la crise de 1929, c’était monsieur Alvin Hansen. Il n’anticipait pas la Seconde Guerre mondiale qui a eu (…) pour effet de faire rebondir la dépense publique et la dépense agrégée. Depuis, il s’est produit une autre grande crise financière, celle de 2007-2009, ce qui a conduit Larry Summers, et d’autres, à joue le rôle de monsieur Hansen. Et Larry Summers et d’autres avec lui ont repris le terme de "stagnation séculaire" pour décrire une situation qu’ils jugent similaire à celle décrite par Hansen en 1938. L’idée défendue par Summers était que la demande en biens d’investissement est si faible qu’il faudrait un taux d’intérêt négatif pour rétablir le plein emploi. C’est une histoire de demande. D’un autre côté, vous avez Robert Gordon, pour qui, en fait, la stagnation séculaire reflète un problème d’offre. (…) Monsieur Gordon considère que l’innovation, c’est comme des arbres fruitiers, c’est-à-dire que les innovations, les fruits les meilleurs, les plus juteux, ce sont les plus faciles à cueillir. Ceux pour lesquels il faut grimper, se faire mal, ceux-là ils sont plus amers, moins bons. Et lui considère que l’innovation est comme l’arbre fruitier. Les choses faciles sont les meilleures (…) Donc les grandes innovations (la machine à vapeur, l’électricité) ont les a faites et maintenant il ne reste plus que des petites choses. (…) A titre d’exemple, jusqu’en 1958, avec la mise en œuvre de Boeing 707, le temps de transport a diminué de façon exponentielle, mais depuis, la vitesse de transport n’a plus augmenté, elle a même diminué, par souci d’économiser de l’énergie. (..)

Les économistes schumpétériens, dont je fais partie, ont une vision plus optimiste du futur que Summers et Gordon, et ce pour au moins deux raisons. La première raison, c’est que la révolution dans les technologies de l’information a amélioré la façon de produire des idées. (…) On a les dropbox, on peut se skyper, on peut faire plein de choses et on peut collaborer à distance… Les interactions et l’information qu’on a sont beaucoup plus élevées qu’avant. Comment peut-on penser que la technologie pour produire des idées est moins bonne qu’avant, étant donnés ces changements-là ? C’est la première qui me pousse à être totalement en désaccord avec la vision de Gordon. La deuxième considération, c’est la mondialisation, qui est contemporaine à la vague des technologies de l’information et la communication. Qu’implique-t-elle ? Elle augmente les gains potentiels de l’innovation : quand vous innovez, vous pouvez la vendre au monde entier et vous faire beaucoup d’argent. Donc l’incitation à innover est beaucoup plus grande qu’avant. D’un côté la technologie pour innover est bien meilleure. Et l’incitation pour innover est beaucoup plus grande. Comment pouvez-vous penser que l’innovation et la croissance vont se réduire ? On assiste à une accélération de l’innovation (…). »

Philippe Aghion, « Les énigmes de la croissance », leçon inaugurale prononcée au Collège de France, 1er octobre 2015



aller plus loin...

« Le paradigme néo-schumpétérien de la croissance »

« Destruction créatrice et bien-être »

« Innovation et inégalités »

« Le rôle des politiques conjoncturelles selon Philippe Aghion »

« Taxe carbone et progrès technique »