« Martin Wolf, dans un article publié dans le Financial Times du 9 octobre, s’est penché sur les raisons expliquant pourquoi les taux d’intérêt sont faibles. Il dresse quelques scénarii intéressants pour les prochaines années. Je suis d’accord avec la majorité de ses propos, mais j’ai quelques doutes à propos du rôle qu’il assigne aux banques centrales.

Commençons avec les arguments que j’accepte à 100 %. L’idée développée par la Banque des règlements internationaux selon laquelle la faiblesse des taux d’intérêt s’explique par la volonté des banques centrales à maintenir des taux d’intérêt artificiellement faibles pendant plusieurs décennies est peu tenable. Et les principales raisons sont que nous n’avons pas de modèle économique (ou de preuves empiriques) qui suggèrent que les banques centrales sont capables de manipuler les taux d’intérêt pendant plusieurs décennies et nous n’avons pas non plus de modèle (ou de preuves empiriques) soutenant l’idée qu’une politique monétaire de faibles taux d’intérêt ne va pas générer une inflation substantielle.

Comme Martin Wolf l’affirme, toute explication de la faiblesse des taux d’intérêt doit commencer en développant une certaine version de l’hypothèse d’abondance d’épargne (savings glut). Les changements économiques, démographiques et sociaux ont accru le désir d’épargner dans une part significative de l’économie mondiale et cela a contribué à affaiblir les taux d’intérêt. C’est une explication cohérente avec tout modèle économique qui possède une dimension intertemporelle et il y a plein de preuves empiriques qui sont cohérentes avec cette idée.

Quel est le rôle de la politique monétaire dans cette histoire ? Martin Wolf croit qu’à cause de la hausse du désir d’épargner dans le monde, les banques centrales doivent "faire émerger les conditions monétaires nécessaires pour que s’équilibrent l’épargne et l’investissement à des niveaux élevés d’activité en encourageant la croissance du crédit".

C’est ici où je ne suis pas sûr de suivre le raisonnement de Martin. Pourquoi les banques centrales devraient-elles encourager la croissance du crédit ? Le fait qu’il y ait une surabondance d’épargne qui exerce des pressions à la baisse sur les taux d’intérêt signifie déjà que, quelque part dans le monde, il va y avoir une hausse de l’emprunt. Il n’y a pas nécessité pour les banques centrales d’encourager le crédit. Nous pouvons nous demander si les banques centrales peuvent avoir découragé le crédit, si elles avaient les outils pour cela et si c’était dans leur mandat, mais il n’y a pas nécessité que les banques centrales alimentent le processus de croissance du crédit pour rendre l’histoire cohérente avec ce que nous avons observé.

Ce qui complique la description des dynamiques de taux d’intérêt et de flux financiers qui résultent d’une surabondance d’épargne est le fait que nous devons comprendre l’hétérogénéité parmi les agents économiques (les individus, les sociétés, les gouvernements). Et cette hétérogénéité, combinée avec un cadre régulateur qui est limité, peut générer des dynamiques qui sont malsaines et excessives, susceptibles d’entraîner des bulles et des crises financières.

S’il y a une épargne surabondante et des taux d’intérêt poussés à la baisse, c’est un signal indiquant à quelqu’un d’emprunter plus. Une partie de cet emprunt va se refléter en partie par la hausse du levier d’endettement parce qu’il va prendre la forme d’achats immobiliers et d'une création de prêts hypothécaires. Certains pays (par exemple la Chine) épargnent au niveau agrégé, mais en leur sein, le secteur privé accroît son exposition à la dette interne et son levier d’endettement en raison des politiques de taux de change, de la demande publique d’actifs étrangers sûrs et des contrôles de capitaux qui font partie de leur environnement financier. Il y a plein d’histoires comme celles-ci qui débutent par un changement significatif dans le scénario économique (en l’occurrence, de plus faibles taux d’intérêt) et qui peuvent alors se traduire par des déséquilibres financiers menant au final à une crise. De la même manière que les nouvelles technologies peuvent générer des bulles et de l’instabilité financière (comme dans les années quatre-vingt-dix), la surabondance d’épargne a généré un comportement nouveau et potentiellement excessif dans la mesure où les agents économiques s’adaptèrent (pas toujours bien) au nouvel équilibre.

Martin Wolf clôt son article en cherchant à anticiper ce qui pourrait survenir après. C’est un exercice difficile, puisqu’il requiert une bonne compréhension des tendances économiques à l’œuvre dans toutes les régions à travers le monde. Il y a certaines forces de court terme qui jouent contre l’hypothèse d’épargne surabondante : les pays producteurs de pétrole réduisent rapidement leur épargne et certains d’entre eux deviennent même des emprunteurs. Mais ce mouvement est plus que compensé par la zone euro, puisque celle-ci est devenue un grand épargnant lorsque les pays qui étaient autrefois des emprunteurs (notamment la Grèce et l’Espagne) ont ramené leurs déficits de compte courants à zéro, alors que les épargnants (notamment l’Allemagne et les Pays-Bas) n’ont pas changé de comportement. Donc les taux d’intérêt sont susceptibles de rester faibles et la surabondance d’épargne de certains pays va devoir être absorbée quelque part ailleurs (bien qu’il ne soit pas clair si les excédents seront plus larges ou non que par le passé). Oui, cela signifie un "boom du crédit" quelque part d’autre, mais cela ne doit pas forcément amener aux déséquilibres.

Ce dont manque le monde, c’est une demande d’investissement qui soit robuste. La réelle tragédie est que l’investissement en capital physique a été faible alors même que les conditions financières étaient très favorables. Pourquoi ? Jason Furman (et, avant lui, le FMI) affirme que la meilleure explication est que l’apparition d’un environnement de faible croissance ne crée pas la demande nécessaire pour stimuler l’investissement. Et cela commence à ressembler à une histoire de confiance, de crises potentiellement autoréalisatrices et d’équilibres multiples. Mais cela est un autre sujet difficile en économie, que nous allons devoir laisser pour un prochain billet. »

Antonio Fatás, « Savings glut and financial imbalances », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 8 octobre 2015. Traduit par Martin Anota