« Dans les pages du Financial Times, Kenneth Rogoff affirme que l’économie mondiale souffre davantage d’un surplomb de dette (debt hangover) que d’une insuffisance de la demande globale. Ce n’est pas contradictoire avec les raisonnements théoriques et les analyses empiriques existantes : les crises financières tendent à être plus persistantes que les crises normales. Cependant c’est toujours une question ouverte de savoir si c’est la raison fondamentale expliquant pourquoi la croissance économique a été si anémique ou si d’autres facteurs (comme l’insuffisance de la demande globale, la stagnation séculaire…) importent autant, voire même plus.

Dans cet article, Rogoff considère que c’est une mauvaise idée d’utiliser des politiques de stimulation de la demande pour faire face à la dette, la cause ultime de la crise. Dans la mesure où les dépenses publiques continuent d’augmenter (il estime que les dépenses publiques en France représentent de 57 % de son PIB), il considère qu’il est peu crédible d’appeler à un surcroît de dépenses publiques.

Mais son raisonnement néglige un point crucial. Le ratio dette publique sur PIB et le ratio dépenses publiques sur PIB dépendent tous les deux du PIB, or la croissance du PIB ne peut être considérée comme exogène. Il n’est pas raisonnable de supposer que la trajectoire du PIB soit indépendante de l’orientation conjoncturelle de l’économie. Malheureusement, c’est bien l’hypothèse que font beaucoup d’économistes lorsqu’ils parlent de la crise. Une crise est perçue comme étant une déviation temporaire de la production vis-à-vis de sa trajectoire tendancielle, mais cette dernière est supposée être déterminée par autre chose (l’innovation, les réformes structurelles, etc.). Mais un tel raisonnement va à l’encontre des preuves empiriques dont nous disposons par rapport à la manière par laquelle l’investissement et même les dépenses en recherche-développement se comportent durant une crise. Si la croissance est interrompue durant une crise, la production ne va jamais retourner à sa tendance. Le niveau du PIB dépend de son histoire ; il y a ce que les économistes appellent des effets d’hystérèse (hystérésis). Dans ce monde, réduire la sévérité d’une crise ou réduire la période de reprise se traduit par d’énormes bénéfices parce que cela accroît le PIB à long terme.

(Pour être juste avec les économistes, nous avons tous conscience qu’il y a des dynamiques persistantes du PIB, mais au niveau théorique, nous avons tendance à l’expliquer avec des modèles où la nature stochastique de la tendance est responsable de la crise elle-même au lieu de supposer que d’autres facteurs peuvent provoquer la crise et que la tendance réagisse à ces dernières.)

Dans une récente étude, Olivier Blanchard, Eugenio Cerutti and Larry Summers montrent que la persistance et les effets de long terme sur le PIB sont consubstantiels de toute crise, et ce qu’importe sa cause. Même les crises provoquées par un resserrement de la politique monétaire peuvent avoir des effets permanents sur la trajectoire tendancielle du PIB. Leur article conclut que dans ce scénario, les politiques monétaire et budgétaire doivent être plus agressives étant donné que les récessions ont des coûts permanents.

En poursuivant le même raisonnement, je suis en train de réaliser une étude avec Larry Summers où nous cherchons à déterminer dans quelle mesure les consolidations budgétaires ont pu générer une persistance et avoir des effets permanents sur le PIB au cours de la Grande Récession. Nos preuves empiriques soutiennent cette hypothèse : les pays qui ont mis en œuvre les plus fortes consolidations budgétaires ont connu une baisse permanente du PIB. (Et c’est également vrai si nous prenons en compte la possibilité d’une causalité inverse, c’est-à-dire la possibilité que ce soit les gouvernements qui s’attendaient aux plus fortes chutes de la tendance qui mirent en œuvre les politiques les plus restrictives.)

Alors que nous reconnaissons qu’il y a toujours de l’incertitude lorsque nous estimons ce type de dynamiques macroéconomiques en utilisant un épisode historique particulier, la taille des effets que nous constatons est tellement importante qu’ils ne peuvent être facilement ignorés comme hypothèse valide. En fait, en utilisant nos estimations, nous calibrons le modèle d’un récent article de Larry Summers et Brad DeLong pour montrer que les contractions budgétaires en Europe furent très probablement contre-productives. En d’autres termes, la chute (permanente) du PIB qui en résultat entraîna une hausse des ratios dette publique sur PIB, alors que l’objectif officiel de la consolidation budgétaire est bien de réduire ces ratios.

Les preuves empiriques tirées de ces études suggèrent que les décideurs de politique économique ne peuvent ignorer la possibilité que les crises et que les actions monétaires et budgétaires aient des effets permanents sur le PIB. Une fois que nous regardons le monde de cette manière, nous comprenons que ce qui peut apparaître comme un bon conseil de politique économique peut finir par produire le résultat opposé à celui recherché. »

Antonio Fatás, « GDP growth is not exogenous », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 15 octobre 2015. Traduit par Martin Anota



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