« Au cours des années qui ont précédé la crise financière mondiale, les analystes et les responsables politiques se sont inquiétés de la divergence entre les mesures agrégées de performance économique (telles que la croissance du PIB) et la stagnation des salaires et des revenus des ménages. Beaucoup se sont également demandé si la part du gâteau que reçoit le capital n’était pas trop élevée. (...)

L’analyse de la répartition factorielle des revenus était considérée comme le principal problème d’économie politique par des économistes classiques tels que David Ricardo. Jusqu’aux années soixante, ce sujet prenait une place importante dans les manuels économiques et la recherche universitaire. Lorsque Kaldor (1961) résuma les propriétés de long terme de la croissance économique, il affirma que les parts du revenu national rémunérant le travail et le capital étaient assez constantes à long terme. L’analyse de la répartition factorielle du revenu était le sujet de 90 % des articles présentés à la conférence de l’International Economic Association en 1965 (Marchal et Ducros, 1968 ; Glynn, 2009). L’idée dominante était que les parts des facteurs étaient importantes pour la performance macroéconomique des économies, parce qu’elles sont liées au possible problème du "resserrement des profits" (profit squeeze), c’est-à-dire à une augmentation des salaires réels qui serait plus rapide que la productivité (Glyn et Sutcliffe, 1972 ; Bruno et Sachs, 1985 ; Eichengreen, 2007).

Depuis les années soixante-dix, cependant, l’analyse de la répartition factorielle du revenu n’a plus été au centre du débat économique, dans la mesure où elle était peu volatile et où "la division du revenu peut être facilement expliquée par une fonction de production à la Cobb-Douglas" (Mankiw, 2007). Ceux qui s’intéressaient à la répartition personnelle des revenus soulignèrent qu’il n’y avait pas de lien direct (ou mécanique) entre celle-ci et les parts des facteurs (Stigler, 1965 ; Goldfarb et Leonard, 2005). En outre, une part de plus en plus importante de la population recevait un revenu du capital. Comme la propriété immobilière, la détention d’actifs financiers et les fonds de pension se sont développés dans les économies avancées, la division entre, d’un côté, les (purs) travailleur recevant uniquement des salaires et, de l’autre, les (purs) capitalistes et propriétaires terriens recevant seulement les profits et les rentes est devenue plus flou, ce qui participa à réduire l’intérêt pour ce sujet.

L’intérêt pour l’analyse de la répartition factorielle du revenu revint au début des années deux mille. Atkinson (2009) cite trois raisons pour expliquer cet intérêt grandissant :premièrement, l’analyse des parts des facteurs est utile pour comprendre le lien entre les revenus au niveau macroéconomiques (comptes nationaux) et les revenus au niveau individuel ou au niveau des ménages ; deuxièmement, les parts des facteurs peuvent peut-être contribuer à expliquer les inégalités de revenu personnelles (du moins en partie, si certains types de revenu sont principalement reçus par certains types d’affaires) ; et enfin, elles "peuvent répondre à un souci de justice sociale avec la justice des différences sources de revenu" (Atkinson, 2009).

Les chercheurs qui ont récemment travaillé sur cette question ont initialement cherché à expliquer les variations de la part du revenu rémunérant le travail (Bentolila et Saint Paul, 2003), son déclin graduel mais constant (De Serres et ses coauteurs, 2002 ; Gollin, 2002) et la relation entre salaires et productivité (DewBecker et Gordon, 2005 ; Feldstein, 2008). L’idée selon laquelle les citoyens n’ont pas entièrement joui des fruits de la longue période d’expansion économique de la fin des années quatre-vingt-dix et au début des années deux mille capta aussi l’attention des responsables politiques et des organisations internationales. Le FMI (2007, 2014), la Commission européenne (2007), la Banque des règlements internationaux (Ellis et Smith, 2007), et l’OCDE (2008) ont publié des rapports qui suggèrent un déclin de la part du revenu rémunérant le travail et qui proposent diverses raisons susceptibles d’expliquer cette tendance, notamment l’impact de la mondialisation et du progrès technique sur les qualifications des travailleurs, la mobilité des capitaux et la négociation salariale.

Depuis lors, les contributions à ce champ de recherche se sont réparties en deux groupes : un ensemble d’articles qui met en évidence le déclin récent et constant de la part du revenu du travail et qui a cherché à identifier les principales causes de ce déclin ; un autre ensemble d’études qui s’est davantage focalisé sur ses conséquences pour les inégalités économiques. Dans le premier groupe, la plupart des chercheurs utilisent des données d’enquêtes et se focalisent sur des pays pris isolément, principalement les Etats-Unis (Gomme et Rupert, 2004 ; Harris et Sammartino, 2011 ; Elsby, Hobjin, et Sahin, 2013) ; d’autres ont analysé des données macroéconomiques et ont mené des analyses transnationales (OIT, 2011, 2012). En particulier, les contributions de l’Organisation internationale du travail (OIT) ont souligné l’impact de la mobilité du capital sur l’évolution des parts des facteurs depuis 2000. Le rapport de Stockhammer que l’OIT a publié constate un fort impact négatif de la libéralisation financière sur la part des salaires et il souligne les répercussions négatives du recul de l’Etat-providence et de la mondialisation. Les données disponibles sur les effets du progrès technique sur les parts du revenu du travail sont nuancées (le progrès technique s’avère plutôt bénéfique dans les économies en développement, mais négatif dans les pays avancés. Karabarbounis et Neiman (2014) attribuent le déclin de la part du revenu du travail à la baisse des prix relatifs des biens d’investissement (associée aux améliorations apportées aux technologies d’information et à l’essor de l’informatique) qui a poussé les entreprises à se détourner du travail pour accumuler davantage de capital. Selon ces auteurs, "la baisse des prix des biens d’investissement explique environ la moitié du déclin observé de la part du travail, même lorsque sont pris en compte d’autres mécanismes susceptibles d’influencer les parts des facteurs, notamment l’accroissement des profits, l'essor de technologies accroissant l'efficacité du capital et le changement de la composition en qualifications de la main-d’œuvre" (Karabarbounis et Neiman, 2014).

Dans le second groupe d’études, qui se focalisent principalement sur l’interaction entre la répartition factorielle du revenu et les inégalités de revenu, les chercheurs ont aussi travaillé avec les données tirées des enquêtes réalisées auprès des ménages dans des pays pris isolément. Adler et Schmid (2012) constatent que la baisse des parts du revenu du travail est associée avec l’accroissement des inégalités et une hausse de la concentration des revenus primaires en Allemagne. De même, Jacobson et Occhino (2012a, 2012b) (…) confirment que la baisse de la part du travail accroît (…) les inégalités de revenu aux Etats-Unis. Selon leurs résultats, une baisse de la part du revenu du travail de 1 % accroît le coefficient de Gini aux Etats-Unis de 0,15 à 0,33 %. Un rapport de l’OIT (2015) analyse la relation entre les salaires et les inégalités en utilisant diverses sources et il arrive à la conclusion que "les inégalités naissent sur le marché du travail", ce qui signifie que les dynamiques touchant à la répartition des salaires ont joué un rôle clé dans l’évolution des inégalités.

Dans ce contexte, la principale contribution de notre étude est qu’elle réalise une analyse empirique plus approfondie que les précédentes études en utilisent plus de données microéconomiques et macroéconomiques et en les combinant pour un large ensemble de pays. (…) Notre étude analyse la relation entre la répartition factorielle des revenus et la répartition personnelle du revenu, un sujet qui est récemment revenu au premier plan dans les débats universitaires et politiques. Dans les pays avancés, la part des salaires et les inégalités salariales ont suivi des tendances opposées ces dernières décennies : la part du revenu rémunérant le travail a diminué, alors que les inégalités se sont accrues. Notre étude s’attaque à cette question depuis plusieurs angles, tout d’abord en analysant ce qu’il y a derrière les mesures des inégalités basées sur les données micro que l’on utilise habituellement (en l’occurrence l’indice de Gini) et deuxièmement en menant des analyses de régression sur les données macroéconomiques pour confirmer les principaux résultats. Les preuves empiriques suggèrent que le déterminant le plus important des inégalités de revenu n’est pas la part du revenu qui revient au travail ou au capital, mais la dispersion du revenu du travail. Ce résultat reflète le fait que la part du lion du revenu des ménages est la rémunération salariale et le fait que sa répartition est devenue plus inégale. La hausse des inégalités de revenu du travail a été associée à la globalisation financière, à une baisse de la syndicalisation et à un déclin de la taille de l’Etat. »

Maura Francese et Carlos Mulas-Granados, « Functional income distribution and its role in explaining inequality », FMI, working paper, n° 15/244, novembre. Traduit par Martin Anota



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