« Il y a quelques années, Alan de Bromhead, Barry Eichengreen et Kevin O'Rourke (2012) ont cherché à identifier les déterminants de l’extrême-droite durant les années trente. Ils constatèrent que les facteurs économiques importèrent beaucoup. En l’occurrence, ce qui importait, ce n’était pas la croissance courante de l’économie, mais la croissance cumulée ou, autrement dit, la profondeur cumulée de la récession. En d’autres mots, une année de contraction n’était pas suffisante pour stimuler significativement l’extrême-droite, mais une dépression, qui dure plusieurs années, suffit.

Quelles ont été les performances de l’Europe à ce propos ?

GRAPHIQUE PIB réel par tête de l’Europe occidentale lors de la Grande Dépression et de la zone euro lors de la Grande Récession (en indices, base 100 l’année du pic d’activité)

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Et maintenant le Front national a enregistré de très bons scores lors du premier tour des régionales et il va probablement obtenir plusieurs raisons lors du second tour. L’économie n’est pas le seul facteur ; l’immigration, les réfugiés et le terrorisme jouent également un rôle. Mais les mauvaises performances économiques de l’Europe érodent lentement la légitimité, pas seulement du projet européen lui-même, mais aussi d’une société libre et ouverte. »

Paul Krugman, « That 30s show », in The Conscience of a Liberal (blog), 7 décembre 2015. Traduit par Martin Anota



« (…) Tout le monde suggère que le FN a trouvé un nouvel élan avec les atrocités du 13 novembre et peut-être que c’est effectivement le cas. Mais il y a des forces de plus long terme à l’œuvre ici. L’une est la corruption (…) qui caractérise le milieu politique parisien. Mais il y a aussi des facteurs économiques qui ont un impact prévisible sur les attitudes de la population (et, si elles sont prévisibles, alors les économies n’ont pas le droit de les ignorer). Par exemple, la mondialisation crée des gagnants et des perdants et si personne ne s’inquiète vraiment des perdants ou si nous négligeons tout simplement le problème, alors il est prévisible qu’il y aura un retour de flamme. L’euro ne s'est pas seulement englué dans un ensemble de taux de change réels perturbés, mais il a imposé une combinaison de politiques macroéconomiques caractérisée par un fort biais déflationniste. S’il reste suffisamment de temps et si les responsables politiques entendent votre désarroi, mais ne font rien pour le soulager, certains vont finalement réagir en votant pour les candidats qui rejettent les contraintes existantes sur la conduite de la politique économique. L’"Europe" est de plus en plus vécue comme un ensemble de contraintes empêchant les gouvernements de faire ce que leur population désire qu’ils fassent, plutôt que comme un moyen permettant aux gouvernements de résoudre collectivement les problèmes.

Donc pourquoi quelqu’un pourrait être surpris que madame Le Pen ait obtenu d’aussi bons résultats ? Il n’est pas improbable qu’elle soit première lors des prochaines présidentielles. Ne nous y trompons pas : si elle gagne (…) lors des présidentielles, alors cela signifiera la fin de l’Union européenne telle que nous la connaissons actuellement. Ce qui est le plus frustrant, c’est que tout cela a été largement prévisible. (…) Les présidentielles de 2017 et de 2022 ne sont pas pour demain. Mais les politique budgétaire, la politique monétaire et même la politique sociale de la zone euro doivent commencer à prendre en compte le fait que le projet européen fait désormais face à une menace existentielle »

Kevin O’Rourke, « Slow train wreck », in The Irish Economy (blog), 7 décembre 2015. Traduit par Martin Anota



« (...) Il ne s’agit pas seulement d’une question de "mauvaise conjoncture". Il est important de prendre conscience que les sources traditionnelles d’autorité se sont érodées toutes seules en raison d’échecs répétés dans la conduite de la politique économique. L’Europe (…) est gouvernée par des (…) personnes qui ne cessent de répéter au peuple qu’il doit accepter Schengen, l’austérité et l’harmonisation des réglementations (…) et que ces choses sont les meilleures choses à faire parce que ceux qui comprennent comment le monde marche le disent. Mais si les choses vont vraiment mal, cette autorité fondée sur la présomption d’expertise s’érode et les responsables politiques qui proposent des réponses plus agressives obtiennent un plus grand soutien de la population.

Manuel Funke, Moritz Schularick et Christoph Trebesch (2015) ont récemment réalisé une étude afin de déterminer si l’envolée de l’extrême-droite tel qu’on l’a observé dans les années trente se retrouvait à d’autres époques. Il semble que oui : "le paysage politique prend un sacré virage à droite suite aux crises financières". Chose intéressante, ce n’est pas vrai pour tous les types de crises. Les crises financières semblent différentes selon les trois auteurs, en partie parce que les crises financières peuvent être perçues comme des problèmes endogènes, "inexcusables", résultant d’échecs de la politique économique, d’aléas moraux et de favoritisme. Je vais le dire un peu différemment : les crises financières amènent à douter que les gouvernants savent ce qu’ils font, et ce bien davantage que tout autre choc économique.

En ce qui concerne l’Europe, les politiques économiques qui ont été adoptées après 2010 et la réticence à reconsidérer le dogme à la lumière de l’expérience ne sont pas juste destructrices sur le plan économique. Elles sapent la légitimité de l’ensemble du système européen et peuvent ainsi se solder par une catastrophe politique. »

Paul Krugman, « VSPs and the FN », in The Conscience of a Liberal (blog), 8 décembre 2015. Traduit par Martin Anota



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