« Le document de travail d’Olivier Blanchard et Daniel Leigh (2013) et son résumé dans les Perspectives de l’économie mondiale du FMI ont suscité beaucoup de commentaires. Ils ont influencé le débat politique et peut-être l’orientation de la politique budgétaire dans certains pays. Pour beaucoup, l’analyse de Blanchard et Leigh présente des preuves empiriques confirmant que durant les crises les multiplicateurs budgétaires sont plus larges que ce qui avait été anticipé. Leurs résultats confirment ceux obtenus par plusieurs études suggérant que les multiplicateurs sont larges lorsque l’écart de production (output gap) est fortement négatif. Cependant, l’OCDE a suggéré que ces résultats dépendent surtout de l’inclusion de la Grèce dans l’échantillon analysé et que l’erreur de prévision pourrait être l’hypothèse (erronée) selon laquelle la crise de la zone euro s’achèverait rapidement et que les rendements des obligations souveraines resteraient faibles.

GRAPHIQUE 1 Croissance du PIB de la zone euro (en %)

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Dans notre analyse, nous étendons les estimations de Blanchard et Leigh jusqu’en 2015 et actualisons leurs estimations sur la base de données plus récentes relatives à la croissance économique (octobre 2015). Nous utilisons leur sélection de 28 pays (Union européenne à 27, à l’exclusion de l’Estonie et de la Lettonie, et en incluant Islande, la Norvège et la Suisse). Nos résultats pour 2009-2010 et 2010-2011 sont conformes avec ceux obtenus par Blanchard et Leigh et ils peuvent être perçus comme indiquant des multiplicateurs budgétaires plus larges qu’attendu durant la crise du crédit. Pour les deux périodes suivantes, en l’occurrence 2013-2014 et 2014-2015, nous ne trouvons aucune preuve confirmant de larges multiplicateurs. Nous trouvons un coefficient statistiquement significatif pour l’ensemble de l’échantillon sur la période 2009-2015, mais ce résultat disparaît lorsque nous observons seulement la période après la crise financière, c’est-à-dire la période 2011-2015.

GRAPHIQUE 2 Ecart de production de la zone euro (en % du PIB potentiel)

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(…) Sur la base de l’approche de Blanchard-Leigh, il n’y a donc pas de preuve empirique confirmant que durant toutes les récentes crises les multiplicateurs budgétaires soient plus élevés que ce que l’on aurait pu anticiper. Il y a des preuves empiriques convaincantes pour la crise du crédit (2009), mais les preuves empiriques sont moins convaincantes pour la crise de la dette souveraine (2012-2013). Alors que la chute de la production de la zone euro a été plus faible durant la crise de la dette souveraine (cf. graphique 1), l’écart de production fut presque aussi sévère qu’en 2009 (cf. graphique 2). Ces résultats indiquent que, sur la base de l’approche de Blanchard et Leigh, il n’y a pas de preuves empiriques confirmant que les multiplicateurs soient actuellement plus élevés qu’avant la crise. »

Jan Mohlmann et Wim Suyker (2015), « An update of Blanchard’s and Leigh’s estimates in growth forecast errors and fiscal multipliers », CPB Background Document. Traduit par Martin Anota



« L’une des plus grandes leçons à tirer de la crise de 2008 et de la reprise qui l’a suivie est que les multiplicateurs budgétaires sont larges lorsque la politique monétaire ne peut compenser les répercussions des baisses des dépenses publiques sur l’activité, ce qui est précisément ce que la macroéconomie de base nous indique. Mais c’est une leçon que beaucoup de gens ne veulent pas apprendre et il y a une forte demande pour les articles qui tendraient à la mettre en doute.

La dernière tentative en date provient de Jan Mohlmann et Wim Suyker. Ces derniers affirment que, lorsque vous regardez à une plus longue période de temps, les résultats influents obtenus par Blanchard et Leigh suggérant de larges multiplicateurs ne tiennent pas. Brad DeLong a rapidement remarqué que ce que Jan Mohlmann et Wim Suyker montrent en fait est qu’entre 2013 et 2015 les données ne sont pas concluantes, ce qui n’est précisément pas la même chose que montrer que le multiplicateur était faible.

Mais il y a un problème plus profond ici, qui explique pourquoi les événements européens ont été si utiles pour clarifier notre compréhension de la politique budgétaire. Le problème avec le travail empirique sur la politique budgétaire a toujours été que vous avez rarement ce qui pourrait ressembler à une expérience naturelle. Les gros bouleversements dans l’orientation de la politique budgétaire sont rares et ils sont habituellement associés aux guerres, lorsque d’autres choses, comme le rationnement, tendent à survenir. Et la coïncidence de gros bouleversements budgétaires et d’une politique monétaire contrainte est un événement qui ne se produit qu’une fois toutes les trois générations.

Même si ce n’est pas une expérience naturelle parfaite, ce qui s’est passé en Europe après 2009 est bien plus proche d’une expérience naturelle que n’importe quel autre événement que nous avions pu connaître depuis longtemps. La manie de l’austérité, qui a gagné des pays qui n’avaient pas de marge de manœuvre parce qu’ils possèdent l’euro comme monnaie, se traduisit par un drastique resserrement de la politique budgétaire dans certains pays de la zone euro, mais pas tous ; ces bouleversements budgétaires nous donnèrent une bonne image (par rapport au regard des événements passés) de ce que de tels bouleversements sont susceptibles de provoquer.

Mais cette quasi expérience naturelle fut limitée dans le temps. Voici comment a évolué au cours du temps le solde primaire ajusté en fonction de la conjoncture de la zone euro :

GRAPHIQUE 3 Solde primaire ajusté en fonction de la conjoncture de la zone euro (en % du PIB potentiel)

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Le basculement généralisé dans l’austérité eut lieu entre 2010 et 2013 (avec la Grèce commençant un peu plus tôt). Par contre, après, l’orientation des politiques budgétaires n’a pas forcément été la même d’un pays à l’autre ; certaines se sont assouplies, d’autres se sont resserrées. C’est pour cela que les estimations sont peu concluantes entre 2013 et 2015. Comme il n’y a pas grand-chose, les changements que nous voyons dans les soldes structurels mesures tiennent probablement autour de l’erreur de mesure que de quelque chose de réel (ce qui implique aussi que les coefficients sont biaisés à la baisse).

Donc, que nous apprennent ces estimations qui démontrent de larges multiplicateurs entre 2009 et 2013, mais qui sont moins concluantes pour la période postérieure ? Rien, si ce n’est que les chercheurs ne réfléchissent pas à ce qui se passe. »

Paul Krugman, « Multiplier evidence and multiplier denial », in The Conscience of a Liberal (blog), 2 décembre 2015. Traduit par Martin Anota