« L’accroissement des inégalités est considéré par plusieurs économistes comme l’une des causes des crises en cours. Dans la littérature économique, le lien entre les inégalités et la croissance a été étudié soit dans l’optique de la répartition personnelle des revenus, soit dans celle de la répartition fonctionnelle (factorielle) des revenus. Ce n’est que récemment que les données de richesse transnationales ont été suffisamment disponibles pour que l’on confirme l’accroissement des inégalités de richesse et que l’on identifie ses effets déstabilisateurs dans les économies et sociétés européennes.

La chute à long terme de la part des salaires


La relation entre la croissance et la répartition du revenu national remonte aux travaux de Nicholas Kalecki (1954). Ce dernier a suggéré qu’une hausse de la part des salaires stimule la demande agrégée puisque la propension à consommer des travailleurs est plus forte que celle des capitalistes. Un régime de croissance qui est principalement tiré par la hausse de la part des salaires est dit "tiré par les salaires" (wage-led). A l’inverse, Goodwin (1967) affirma que des profits plus élevés se traduisent par un surcroît d’investissement, si bien qu’une hausse de la part des profits entraîne une accélération de la croissance (régime de demande tiré par le profit). En confrontant ces deux vues théoriques, la littérature empirique a cherché à identifier l’effet net que les changements dans la répartition du revenu entre salaires et profits peuvent avoir sur la demande agrégée. Elle est parvenue à des conclusions nuancées (Stockhammer et Onaran, 2013). Brièvement dit, la plupart des études concluent que la demande domestique est tirée par les salaires puisque la consommation est bien plus sensible à une hausse de la part des profits que ne l’est l’investissement. D’un autre côté, la demande est tirée par les profits lorsque l’impact de la répartition fonctionnelle sur les exportations est suffisamment élevé pour compenser les effets sur la demande domestique, chose qui est surtout probable dans les petites économies ouvertes. Cela peut être le cas pour la majorité des Etats-membres pris individuellement, mais pas pour l’Union européenne ou la zone euro dans leur ensemble.

GRAPHIQUE 1 Part des salaires dans la valeur ajoutée au coût des facteurs (en %)

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D’un point de vue postkeynésien, la chute des parts des salaires a entraîné une stagnation de la demande domestique dans la plupart des pays européens. Le graphique 1 montre la baisse à long terme des parts des salaires depuis 1980. La littérature énumère diverses raisons interdépendantes pour expliquer ce développement : un changement dans les rapports de force entre travail et capital, la mondialisation commerciale, l'ouverture financière, la financiarisation des économies, le recul de l’Etat-providence et le progrès technique.

L’accroissement de la part du revenu et de la part du patrimoine détenues par les plus aisés


En ce qui concerne la relation entre croissance économique et répartition interpersonnelle des revenus, le débat se focalise principalement sur l’essor des hauts revenus (Atkinson et ses coauteurs, cf. graphique 2). Il est de plus en plus accepté que l’accroissement de la part du revenu des plus aisés a entraîné une spéculation excessive.

Le raisonnement est simple : les possibilités de consommation s’épuisent avec l’accroissement du revenu et le comportement spéculatif et la prise de risque augmentent particulièrement parmi les plus aisés. L’accroissement des inégalités peut donc contribuer aux bulles sur les marchés financiers et celles-ci peuvent davantage déstabiliser l’économie dans son ensemble. Le raisonnement marche tout particulièrement avec la répartition du patrimoine, qui est significativement plus concentrée que la répartition du revenu parmi les pays européens (Sierminska et Medgyesi, 2013). Cependant il y a peu de preuves empiriques dans la mesure où il est difficile d’opérationaliser le concept de spéculation. Au moins, les données tirées des enquêtes sur la richesse (par exemple, l’enquête Survey of Consumer Finances pour les Etats-Unis et l’enquête Household Finance and Consumption Survey pour la zone euro) confirment que les ménages les plus riches détiennent les actifs les plus risqués (Stockhammer, 2015)

GRAPHIQUE 2 Part du revenu détenue par les 1 % des ménages les plus riches en Allemagne, en Espagne, en France et en Italie (en %)

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On peut avancer un second argument en se focalisant en bas de la répartition et en considérant l’essor de la dette des ménages comme une conséquence de l’accroissement des inégalités. Selon Barba et Pivetti (2009), l’accroissement de la dette des ménages est une réponse à la stagnation, voire même au déclin, des salaires réels et au recul de l’Etat-providence. Les résultats empiriques suggèrent que la répartition de la dette parmi tous les groupes de revenu a beau être restée assez stable jusqu’à 2007, le ratio dette sur revenu s’est davantage accru pour les ménages à plus faibles revenus. L’endettement excessif des ménages a joué un rôle majeur dans la déstabilisation de plusieurs économies.

SCHEMA Les relations entre accroissement des inégalités et croissance économique selon Stockhammer

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L’accroissement des inégalités que l’on a pu observer à la fois dans la répartition fonctionnelle des revenus et la répartition interpersonnelle des revenus a des effets pernicieux sur la croissance économique, qui se traduisent par une stagnation de la demande domestique, le gonflement de bulles d’actifs et l’essor de la dette des ménages (cf. schéma). Etant donnée la hausse des inégalités, on peut penser que les pays européens ont principalement suivi deux types de régimes (soit tiré par l’endettement, soit tiré par les exportations), qui se sont traduits par l’apparition de larges déséquilibres des comptes courants.

De nouvelles preuves empiriques


Les répercussions déstabilisatrices et inhibitrices que l’accroissement des inégalités est susceptible d’avoir sur la croissance a récemment attiré l’attention des institutions internationales. Les nouvelles preuves empiriques rassemblées par le FMI montrent que si la part du revenu des 20 % les plus aisés s’accroît, alors la croissance économique décline à moyen terme, suggérant qu’il n’y a pas d’effet de "ruissellement" (trickle-down) (Dabla-Norris et ses coauteurs, 2015). Si la part de revenu des 20 % les plus aisés augmente de 1 point de pourcentage, la croissance du PIB diminuera de 0,88 point de pourcentages dans les cinq années suivantes. A l’inverse, une hausse de la part du revenu des 20 % les plus modestes stimule la croissance du PIB : une hausse de 1 point de pourcentage de la part du revenu est associée à une hausse de 0,38 point de pourcentage de la croissance.

De même, de nouvelles preuves empiriques de l’OCDE (2015) montrent que la hausse des inégalités est nuisible à la croissance de long terme : "la hausse des inégalités de revenu entre 1985 et 2005, par exemple, est estimée avoir supprimé 4,7 point de pourcentage de croissance cumulée entre 1990 et 2010, en moyenne, parmi les pays de l’OCDE pour lesquels les données de long terme sont disponibles". Selon les experts de l’OCDE, le moteur clé est l’écart de croissance entre les ménages à faible revenu (les 40 % des ménages les moins aisés) et le reste de la population. Un autre aspect important est que les pays inégaux investissent trop peu dans l’éducation pour les ménages qui ont les plus faibles revenus et qui sont les moins éduqués. Par conséquent, les enfants de ces ménages ne peuvent pleinement exploiter leurs opportunités. (…) »

independent Annual Growth Survey (iAGS), Give recovery a chance, quatrième rapport, 25 novembre 2015. Traduit par Martin Anota



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