« (…) J’ai récemment publié un billet où je me suis demandé ce qui avait marché ou non dans nos modèles macroéconomiques depuis 2008. Comme je l’ai dit, les événements du côté de la demande se sont produits comme ont pu le prédire les personnes utilisant IS-LM. Mais du côté de l’offre, pas vraiment. D’une part, la doctrine "accélérationniste" qui a dominé la discussion économique de l’inflation et du chômage pendant 40 ans s’est effondrée. Si l’inflation avait répondu à la Grande Récession de la même manière qu’elle le fit lors des précédentes récessions, nous aurions dû être profondément en déflation aujourd’hui, ce qui n’est pas le cas.

Maintenant, les responsables (…) et les équipes de chercheurs des institutions de politique économique répondent habituellement qu’ils travaillent maintenant avec une courbe de Phillips avec des anticipations "ancrées". L’idée est que les agents fixant les prix et salaires agissent maintenant comme s’ils s’attendaient à ce que les autorités monétaires atteignent l’objectif des 2 % d’inflation, si bien qu’ils ne changent pas leurs anticipations suite aux récents événements. Bien sûr, une telle courbe ressemble beaucoup aux anciennes courbes de Phillips pré-NAIRU qui avaient été estimées dans les années soixante. Et la vérité est que de telles courbes s’adaptent assez bien aux données depuis 1990. Mais cette idée d’ancrage nous laisse avec certaines questions dérangeantes, à la fois conceptuelles et pratiques.

Premièrement, du côté conceptuel, d’où vient l’ancrage ? et jusqu’à quel point pouvons-nous nous y fier ? Est-ce une conséquence de la crédibilité de la banque centrale ou est-ce juste la conséquence de la faible inflation ? Les gens s’arrêtent-ils de faire attention aux fluctuations de l’inflation lorsqu’elle est faible ? Est-ce que l’ancrage va disparaître si l’inflation persiste à 1 % plutôt qu’à 2 % ? Est-ce qu’il disparaitrait si l’inflation grimpait à 3 ?

Deuxièmement, sur le plan pratique, l’hypothèse des anticipations ancrées nous raconte une histoire bien différente (…) que celle que nous racontent les approches antérieures. Illustrons-le avec l’exemple de la zone euro. Si nous utilisons les données agrégées pour la zone euro dans son ensemble, une simple courbe de Phillips traditionnelle fonctionne assez bien :

GRAPHIQUE 1 Courbe de Phillips de la zone euro (1999-2015)

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En fait, la pente de la courbe est assez proche de l’estimation d'Olivier Blanchard, Eugenio Cerutti et Lawrence Summers pour les Etats-Unis. (…) Si nous prenons ce résultat sérieusement, il implique que la zone euro est bien plus profondément déprimée que ce que l’on pense habituellement et donc que la tentative de la BCE de ramener l’inflation proche de 2 % est bien plus difficile qu’on ne le dit. L’inflation sous-jacente de la zone euro est actuellement d’environ 1 % ; la pente de la relation de Phillips est d’environ 0,25 ; donc ramener l’inflation à 2 % va exiger la baisse de 4 points de pourcentage du chômage. C’est beaucoup ! Quelle croissance de la production cela impliquerait-il ? Une relation de type loi d’Okun fonctionne aussi assez bien pour la zone euro dans son ensemble et elle donne un coefficient proche de celui des Etats-Unis :

GRAPHIQUE 2 Loi d’Okun de la zone euro

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Donc, si la relation historique demeure valide, une baisse du chômage de 4 points de pourcentage signifierait une hausse de 8 % du PIB réel. C’est une estimation grossière qui suggère que l’écart de production (output gap) de la zone euro est à 8 %, ce qui est énorme. Devons-nous prendre cela sérieusement ? Pourquoi ne le ferions-nous pas ? »

Paul Krugman, « Anchors away », in The Conscience of a Liberal (blog), 4 décembre 2015. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Comment expliquer le comportement de l’inflation et de l’activité suite à la Grande Récession ? »