« Il est bien connu que le rôle de la Chine dans la réduction de la pauvreté mondiale et les inégalités mondiales a été crucial. Par exemple, selon Chen et Ravallion, entre 1981 et 2005, 98 % de la réduction de la pauvreté mondiale, calculée en utilisant un seuil de pauvreté à 1 dollar par jour et par personne, est due à la Chine. Le rôle de la Chine fut également impressionnant en ce qui concerne la réduction des inégalités mondiales (c’est-à-dire les inégalités entre tous les individus dans le monde).

Considérons la ligne rouge en pointillées sur le graphique 1 ci-dessous. Elle montre l’évolution des inégalités mondiales sans la Chine. La ligne est croissante jusqu’à 2003 et est légèrement décroissante entre 2003 et 2011 (année d’où datent les dernières données disponibles). Maintenant, considérons la ligne bleue sur le même graphique. Elle inclut les données chinoises : elle est décroissante sur toute la période et en particulier en fin de période. La conclusion est simple : sans la Chine, les inégalités mondiales auraient été globalement constantes au cours des 25 dernières années et finalement le niveau qu’elles auraient atteint en 2011 aurait été plus élevé que celui qu’elles atteignaient en 1988. Avec la Chine, cependant, les inégalités mondiales ont diminué.

GRAPHIQUE 1 Les inégalités mondiales de revenu interpersonnel, indice de Gini

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De plus, notons que jusqu’à 2003 l’inclusion de la Chine aurait alimenté les inégalités mondiales, mais que plus récemment, l’addition de la Chine laisse décrire une tendance à la baisse dans les inégalités mondiales. La raison est simple : en 1988, la Chine (prise en compte dans cette expérience de pensée par son revenu moyen) était relativement pauvre et se situait donc en bas dans la répartition mondiale des revenus, donc la somme des écarts de revenu entre elle et tous les autres pays (qui entre dans la construction du coefficient de Gini) était large. Mais comme la Chine s’est ensuite enrichie et s’est rapprochée de la moyenne de la répartition du revenu mondial, les écarts de revenu entre la Chine est les autres pays se réduisirent. (Ces calculs ne sont pas simples : évidemment l’écart de la Chine vis-à-vis des mêmes pays pauvres qui n’ont pas connu une croissance aussi rapide s’est creusé, mais l’écart de la Chine vis-à-vis des Etats-Unis, par exemple, s’est resserré. Dans l’ensemble, ces derniers éléments se renforcèrent.)

L’essentiel de l’effet associé à la Chine (comme c’est implicite dans la discussion jusqu’à présent) vient du rattrapage de la Chine, qui est associé au changement de son revenu moyen. C’est confirmé si l’on regarde le graphique 2. Ce dernier (…) se réfère aux inégalités calculées à partir des revenus moyens des pays pondérés en fonction de la population. Les deux graphiques se ressemblent beaucoup, donc l’essentiel de la baisse des inégalités mondiales s’explique (comme nous pouvions nous y attendre) par la croissance rapide du revenu en Chine, mais cet effet est en partie compensé par l’accroissement des inégalités au sein même de la Chine.

GRAPHIQUE 2 Les inégalités mondiales de revenu interpersonnel pondérées en fonction de la population

Branko_Milanovic__Les_inegalites_mondiales_de_revenu_interpersonnel_ponderees_en_fonction_de_la_population.png

Maintenant, cet indésirable effet compensateur (à travers lequel la Chine alimente les inégalités mondiales parce qu’elle connaît un accroissement des inégalités domestiques) n’est pas directement indiqué dans les graphiques, mais il peut en être déduite. Comment ? Regardons le graphique 1. En 1988, l’indice de Gini mondial avec la Chine était de 4 points de Gini plus élevé que l’indice de Gini mondial sans la Chine ; au cours de la même année, l’indice de Gini calculé à partir des moyennes nationales fut 5 points plus élevé avec la Chine que sans elle. En d’autres mots, les inégalités domestiques relativement faibles de la Chine réduisirent sa contribution aux inégalités mondiales. En 2011, cependant, les choses se sont inversées : l’indice de Gini mondial avec la Chine était alors de 3 points de Gini plus faible que l’indice de Gini mondial sans la Chine ; au cours de la même année, l’indice de Gini calculé à partir des moyennes nationales fut 4 points plus faible avec la Chine que sans elle. Donc la contribution des inégalités domestiques de la Chine s’élevait initialement de - 1 point de Gini et s’élève au final à 1 point de Gini. En d’autres mots, l’accroissement des inégalités internes en Chine ajouta quelques 2 points de Gini aux inégalités mondiales. Heureusement, cependant, la croissance rapide de la Chine a plus que compensé cela.

Mais la question que l’on peut alors se poser est : que se passera-t-il si la Chine continue de croître rapidement ? Est-ce qu’elle cessera de contribuer à la réduction des inégalités mondiales et contribuer au contraire à les alimenter ? (…) Si la Chine était promise à devenir le pays le plus riche au monde et si sa croissance restait plus rapide que la moyenne mondiale, alors elle contribuerait à accroître les inégalités mondiales. Par conséquent, il doit y avoir un point où la Chine devient si riche que la poursuite de sa croissance alimente les inégalités mondiales. Si nous utilisons le coefficient de Gini (G), ce point survient lorsque le rang centile de la Chine, avec tous les pays du monde mis en rang par leurs revenus moyens, devient plus grand que ½(G+1) (…). Notons que ce point tournant dépend aussi de la taille du coefficient de Gini et est égal à la médiane (1/2) seulement lorsque Gini est nul. Maintenant, avec un Gini mondial d’environ 0,7, le rang centile auquel les pays commencent à alimenter les inégalités mondiales est d’environ 0,85 (c’est-à-dire lorsqu’ils sont plus riches en moyenne que 85 % des autres pays). Le revenu moyen de la Chine est toujours loin de ce point. En 2011, la Chine est autour du 60ème centile avec la Chine urbaine autour du 70ème centile et la Chine rurale autour du 35ème centile. Selon les projections des Perspectives de l’économie mondiale du FMI d’octobre 2015, en 2020, le revenu moyen de la Chine devrait se situer autour du 65ème centile. Si le ratio du revenu urbain sur le revenu rural restait ce qu’il est aujourd’hui, alors la moyenne urbaine sera située autour du 80ème centile, similaire aux positions de l’Estonie, de la République Tchèque et de la Pologne, tandis que la moyenne rurale sera bien plus faible, autour du 40ème centile, proche du Honduras et du Salvador. Donc, alors que la croissance du revenu de la Chine urbaine va, en 2020, être sur le point de contribuer à l’accroissement des inégalités mondiales, sa moyenne rurale va être loin de cette position. Peut-être que rien n’illustre mieux les dangers politiques des inégalités internes de la Chine que l’idée que des personnes avec les revenus de la République tchèque et des personnes avec les revenus du Honduras vont avoir à coexister dans le même pays… "harmonieusement". »

Branko Milanovic, « The ambivalent role of China in global income distribution », in globalinequality (blog), 19 décembre 2015. Traduit par Martin Anota



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