« La crise de la zone euro (par opposition à la seule crise financière mondiale) a débuté à la fin de l’année 2009. Elle est toujours loin d’être finie. Mais certaines des économies périphériques les plus touchées, notamment l’Irlande et l’Espagne, renouent enfin avec la croissance. Donc que devons-nous penser à propos de telles reprises ? Comment s’inscrivent-elles dans la vue d’ensemble de la performance de la devise unique ? J’ai pensé qu’il serait utile que je dise ce que j’en pense en illustrant mon raisonnement avec des données de l’Espagne, qui constitue selon moi le pays quintessentiel de la crise de la zone euro : c’est un pays qui n’est pas vraiment coupable d’un péché politique, mais qui a eu le malheur de connaître de larges entrées de capitaux qui s’inversèrent soudainement avec la crise. (Toutes les données proviennent de la base de données des Perspectives de l’économie mondiale du FMI).

Premièrement, rappelons à quel point les choses ont été mauvaises et à quel point nous sommes encore loin de pouvoir parler d’une reprise complète :

GRAPHIQUE 1 Variation du PIB réel par tête entre 2007 et 2015 dans les pays membres de la zone euro (en %)

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Notons qu’en ce moment la Finlande, qui souffre d’un choc idiosyncrasique à ses secteurs exportateurs plutôt que d’un arrêt soudain (sudden stop) dans les entrées de capitaux, réalise d’aussi mauvaises performances que plusieurs pays du sud de l’Europe. Cela nous rappelle que l’euro contraint l’ajustement partout et qu’il ne s’agit pas d’un problème ponctuel.

Mais comment ces pays peuvent-ils répondre à des chocs adverses ? Contrairement à ce que beaucoup de personnes semblent croire, l’analyse keynésienne ne dit pas que les pays ne peuvent jamais connaître de reprise sans dévaluation, ni relance budgétaire ; au contraire, comme je l’ai souligné il y a plus de trois ans, elle prédit une reprise graduelle suite à la dévaluation interne, dans la mesure où une économie déprimée va connaître une inflation faible, voire même négative, améliorant graduellement la compétitivité vis-à-vis des autres pays-membres de l’union monétaire et accroissant par là même les exportations nettes, ce qui conduit à accélérer la croissance aussi longtemps que la politique budgétaire ne soit pas resserrée. L’expérience espagnole depuis la création de l’euro en 1999 suggère en effet qu’une économie déprimée maintient l’inflation à de faibles niveaux :

GRAPHIQUE 2 La courbe de Phillips espagnole

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Et la dévaluation interne a lentement amélioré la compétitivité (comme mesuré par les déflateurs de PIB relatifs) vis-à-vis du cœur de l’Europe.

GRAPHIQUE 3 Taux de change réel de l'Espagne vis-à-vis de l'Allemagne (en indices, base 100 en 1999)

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Que dire à propos de l’austérité ? L’Espagne a fortement resserré sa politique budgétaire au cours des premières années de la crise de la zone euro, mais pas beaucoup depuis lors :

GRAPHIQUE 4 Solde structurel (en % du PIB potentiel)

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Donc nous nous attendrions, toutes choses égales par ailleurs, à voir l’Espagne connaître une croissance plus rapide que le reste de la zone euro, dans la mesure où la dévaluation interne améliore la compétitivité et où la politique budgétaire se desserre.

La question qui se pose alors est : est-ce que cela peut justifier d’une manière ou d’une autre l’euro ou le régime d’austérité ? Comme vous pouvez le deviner, je dirais que la réponse est clairement non. Oui, l’ajustement prend place même avec une devise unique ; mais c’est un processus très lent et douloureux. Oui, la croissance peut revenir une fois que vous cessez d’imposer une austérité débridée, de la même manière que, si vous vous frappez de façon répétée à la tête avec une batte de base-ball, vous vous sentirez bien mieux lorsque vous cessez de le faire.

Ce qui est vrai, c’est que la devise commune ne fonctionne pas totalement. Elle est même extrêmement coûteuse. Et sur un plan intellectuel, la macroéconomie basique continue de plutôt bien expliquer les dynamiques touchant l’économie européenne. Il n’y a rien dans les récents événements qui puisse choquer un keynésien ou de l’amener à douter de lui. »

Paul Krugman, « Adjustment in the euro area », in The Conscience of a Liberal (blog), 14 décembre 2015. Traduit par Martin Anota



« Les défenseurs de l’austérité ont dernièrement pu citer l’Espagne comme réussite. En fait, comme moi-même et bien d’autres l’avons affirmé, la récente croissance de l’Espagne reflète la combinaison d’un ralentissement de l’austérité et les lentes répercussions d’une très douloureuse dévaluation interne. David Rosnick et Mark Weisbrot ont développé une telle analyse ici.

GRAPHIQUE 5 Taux de chômage en Espagne (en %)

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De plus, si vous regardez aux niveaux plutôt que les taux de variation, la situation est toujours terrible, comme le montre le graphique ci-dessous. Et, comme vous le savez, les électeurs espagnols ne semblent pas très enthousiastes à propos de la situation. (…) »

Paul Krugman, « Disdain in Spain », in The Conscience of a Liberal (blog), 20 décembre 2015. Traduit par Martin Anota



« Selon Bloomberg, le ministre des affaires étrangères de Finlande a déclaré que cette dernière n’aurait jamais dû joindre la zone euro. En effet :

GRAPHIQUE 6 PIB réel par tête de l’Espagne et de la Finlande (en indices, base 100 en 2007)

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(…) La Finlande a le genre de problème que les eurosceptiques ont toujours craint : qu’un pays soit frappé par un choc idiosyncratique sur ses exportations, une perte de vitesse pour Nokia et une faible demande pour les produits forestiers. La dernière fois que la Finlande a fait face à un choc similaire, à l’époque lié à l’effondrement de l’Union soviétique, elle a été capable de connaître une forte reprise via une dévaluation du change. Cette fois-ci, ce n’est plus une option. Donc le ministre finlandais n’a pas vraiment tort : la Finlande n’aurait pas dû adopter la monnaie unique. Malheureusement, l’abandonner est bien plus difficile que l’adopter. »

Paul Krugman, « Finn de siecle », in The Conscience of a Liberal (blog), 22 décembre 2015. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Les dévaluations internes peuvent-elles être efficaces au sein de la zone euro ? »