« Voici ma petite contribution au débat autour des modèles que Paul Krugman, Brad DeLong et Larry Summers ont récemment lancé et où il est question de la confiance. (Martin Sandbu en a fait un excellent résumé, même si je pense, comme vous allez le voir, qu’il a négligé quelque chose.) Ce qui fait débat (selon moi), ce n’est pas vraiment l’idée que la confiance puisse être importante dans certaines circonstances et qu’elle puisse être modélisée. Par exemple, l’existence de banques dépend de la confiance (en l’occurrence, de l’assurance que les déposants ont de pouvoir retirer leur monnaie quand ils le veulent) et, quand cette confiance disparaît, vous vous retrouvez avec une panique bancaire.

Mais dire que "dans certaines circonstances la confiance importe" et dire que "nous devons nous inquiéter pour la confiance des marchés obligataires dans une économie disposant de sa propre banque centrale lors d’une dépression", ce n’est pas du tout la même chose. Et je pense que Tony Yates et d’autres sont à deux doigts de faire cette erreur sans justification. Pourtant, il y a des circonstances dans lesquelles il peut être optimal pour un pays disposant de sa propre banque centrale de faire défaut, et Corsetti et Dedola (dans un article dont j’ai discuté ici) montrent comment cela peut entraîner des équilibres multiples.

(…) Dans son excellent nouveau livre (que je n’ai pas encore fini de lire), Rodrik parle du fait qu’il y a beaucoup de modèles en économie, mais il souligne que la question clé est celle de leur applicabilité. Donc vous devez vous demander si, dans le cas des Etats-Unis ou du Royaume-Uni en 2009, il y avait une réelle chance, même infime, que le gouvernement veuille faire défaut. La question n’est pas s’ils avaient une chance d’être forcés de faire défaut (ce n’est pas possible, puisqu’ils disposent de leur propre banque centrale), mais s’ils avaient une chance de choisir de la faire. Et la réponse doit être un "non" catégorique. Pourquoi le feraient-ils, avec des taux d’intérêt si faibles et une dette si facile à vendre ?

Un tel scénario s’appliquerait si le marché prenait soudainement peur et arrêtait d’acheter de la dette publique, la création monétaire provoquerait alors de l’inflation et, dans ces circonstances, le gouvernement choisirait de faire défaut. Mais nous étions au cœur de la plus grosse récession depuis les années trente, si bien que toute création de monnaie ne pouvait avoir d’impact immédiat sur l’inflation. Certes leurs banques centrales avaient à peine commencé à élargir leur base monétaire dans le cadre de l’assouplissement quantitatif. Mais 5 ans après, où est l’inflation ? Donc, une fois encore, il n’y avait pas de chance que le gouvernement choisisse de faire défaut : le travail de Corsetti et Dedola n’est pas applicable. (…)

Ah, mais que se passe-t-il si le marché reste effrayé tellement longtemps que l’inflation finisse par accélérer ? Les marchés arrêtent d’acheter la dette américaine ou britannique parce qu’ils pensent que le gouvernement va choisir de faire défaut et ils continuent de le croire, 5 ou 10 ans après, alors même qu’ils se désespèrent de trouver des actifs sûrs !? Corsetti et Dedola supposent que les agents sont rationnels, donc nous pouvons vraiment oublier leur travail. Nous sommes entrés, je crains, dans le monde des pures fantaisies.

Donc il n’y a pas de modèle applicable qui puisse justifier les hypothétiques effets de confiance qui nous ont amenés en 2009 à nous montrés réticents à l’idée d’émettre plus de dette publique. Il y a par contre des modèles qui suggèrent une forte pénurie d’actifs sûrs, mais ces modèles sont ignorés par ceux-là même qui s’élèvent contre l’idée d’une relance budgétaire. Pourtant, il n’y a pas non plus de preuves empiriques qui suggèrent que les marchés soient "effrayés" par l’endettement public.

Martin note que ce n’est pas parce que quelque chose n’a pas encore été formellement modélisé que cela ne peut pas survenir. Bien sûr, s’il entend par "modèle" un modèle DSGE proprement microfondé, j’ai moi-même déjà dressé ce constat à plusieurs reprises. Mais vous pouvez utiliser le terme "modèle" dans un sens plus large, pour désigner un ensemble d’arguments mutuellement cohérents. C’est ce sens-là que j’ai en tête lorsque je dis qu’il n’y a pas de modèle applicable.

(…) Quand des personnes invoquent l’idée de confiance, d’autres (en particulier les économistes) doivent se montrer immédiatement suspicieux. Cela permet aux groupes dont la confiance est soi-disant menacée de protéger leur intérêt propre. Les marchés financiers sont représentés par les économistes de la City ou de Wall Street et vous voyez systématiquement la confiance des marchés être invoquée lorsqu’il s’agit de défendre une position politique où ils ont des intérêts en jeu. Les économistes des marchés obligataires n’ont jamais été contre l’idée d’une consolidation budgétaire, si bien que la confiance des marchés est invoquée pour contester l’idée d’une expansion budgétaire. Les employeurs mettent en avant l’importance de maintenir leur confiance dès lors que l’on suggère de taxer leurs profits (ou hauts revenus). Comme je l’affirme dans ce billet, il y a une raison expliquant pourquoi les économistes des marchés financiers insistent autant sur l’importance de la confiance des marchés, au point qu’ils peuvent agir comme grands prêtres. (Ces économistes soulignaient-ils les dangers autour de l’accroissement du levier d’endettement lorsque la confiance importait vraiment, c’est-à-dire avant la crise financière mondiale ?)

Voici l’enseignement que j’en tire. Si l’économie aboutit à une certaine conclusion et si les personnes rejetant cette conclusion le font en se basant sur la "confiance", vous devez vous montrer très, très suspicieux à leur encontre. Vous devez vous demander où se trouve leur modèle (ou du moins un ensemble d’arguments mutuellement cohérents) et où se trouvent les preuves empiriques suggérant que ce modèle ou cet ensemble d’arguments soit applicable. Les responsables politiques qui parlent de "confiance" utilisent des arguments qui échouent à de tels tests (…). »

Simon Wren-Lewis, « Confidence as a political device », in Mainly Macro (blog), 6 janvier 2016. Traduit par Martin Anota