« Eric Lonergan a publié un petit billet bien intéressant à lire (…) où il y fait une remarque importante de manière simple et claire (…). Les grandes modèles et les grandes écoles de pensée ne sont pas vrais ou faux, ils sont juste plus ou moins applicables aux différentes situations. Vous devez vous appuyer sur les modèles des nouveaux keynésiens lors des récessions, mais les modèles de cycles d’affaires réels peuvent décrire certains booms dénués d’inflation. Vous avez besoin de Minsky dans une crise financière, notamment pour empêcher la suivante. Comme le dit Dani Rodrik, il y a plein de modèles et les vraies questions portent sur leur applicabilité.

Si nous acceptons cela, la question que je veux poser est si la macroéconomie orthodoxe est également éclectique. (…) Ma réponse est à la fois oui et non.

(…) Il y a actuellement un large programme de recherche qui cherche à incorporer le secteur financier et (quelques fois) le potentiel pour les crises financières, dans les modèles DSGE, donc bientôt nous pourrions nous retrouver avec du Minsky. En effet, la variété de modèles que la macroéconomie universitaire utilise actuellement est bien plus large que ça.

Est-ce que cela signifie que la macroéconomie universitaire est fragmentée en diverses cliques, certaines grosses et certaines petites ? Pas vraiment (…). Je pense que n’importe lequel de ces modèles peut être présenté à un séminaire universitaire et que l’auditoire aurait une certaine idée de ce qu’il cherche à dire, qu’il serait capable de soulever des questions et de soulever des critiques d’ordre interne à l’encontre de ce modèle. Ceci est parce que ces modèles (à la différence de ceux d’il y a plus de 40 ans) utilisent un langage commun. L’idée selon laquelle le classement universitaire des économistes comme Lucas doit changer au fil d’événements comme la récente crise financière semble erroné de ce point de vue.

Cela signifie que la gamme d’hypothèses que les modèles (les modèles DSGE par exemple) peuvent faire est énorme. Il n’y a rien sur un plan formel qui impose à ce que chaque modèle suppose des marchés du travail parfaitement concurrentiels où la théorie du produit marginal de la répartition soit valide ou même où il n’y a pas de chômage involontaire, comme certains économistes hétérodoxes l’affirment parfois. La plupart du temps, les agents dans ces modèles sont supposés être optimisateurs, mais je connais plusieurs articles dans les revues les plus prestigieuses qui incorporent quelques agents non optimisateurs dans des modèles DSGE. Donc il n’y a en principe aucune raison justifiant que l’économie comportementale ne puisse pas être incorporée. Si trop de modèles universitaires apparaissent vraiment différemment, je pense que cela reflète la sociologie de la macroéconomie et l’histoire de la pensée macroéconomique plus qu’autre chose (…).

Cela signifie aussi que l’éventail de questions auxquelles les modèles (les modèles DSGE) peuvent s’attaquer est également large. Pour prendre juste un exemple : l’idée selon laquelle la crise financière fut provoquée par des inégalités croissantes qui amenèrent les plus modestes à se surendetter. C’est le thème d’un article publié en 2013 par Michael Kumhof, Romain Ranciere et Pablo Winant. Et pourtant le modèle qu’ils utilisent pour répondre à cette question est un modèle DSGE avec juste quelques petites modifications. Il n’y a rien de fondamentalement hétérodoxe là-dedans.

Donc pourquoi les perceptions populaires sont-elles si différentes ? Pourquoi les gens parlent-ils d’écoles de pensées ? Je pense qu’il y a deux raisons à ça. Premièrement, même si tout ce que j’ai dit ci-dessus est valable dans le cadre de la compréhension et du discours universitaires, ça ne vaut pas dans le cadre de la politique économique. Quand ça touche à la politique économique, nous devons déterminer quels modèles les universitaires estiment être appropriés pour des problèmes de politique économique données, or les divisions peuvent être ici particulièrement profondes. Deuxièmement, il y a plein de personnes en dehors du cercle universitaire qui parlent d’économie auprès d’une large audience (et qui présentent généralement une certaine orientation politique) et ils se considèrent souvent comme appartenant à telle ou telle école de pensée.

En termes de pratique de travail plutôt que de finalité des décisions de politique macroéconomique, la plupart des macroéconomistes universitaires se considéreraient eux-mêmes comme éclectiques (…). Mais cette idée et le langage commun que les universitaires orthodoxes utilisent m’amènent au « non » à ma question originelle. Le thème commun des travaux dont j’ai parlés jusqu’à présent est qu’ils sont microfondés. Les modèles sont construits à partir du comportement individuel.

Vous pouvez noter que je n’ai pas parlé jusqu’à présent de l’une des écoles de pensée dont parle Eric : la théorie marxiste. Ce qu’Eric veut souligner ici apparaît clairement dans sa première phrase : "Bien que les économistes soient célèbres pour modéliser les individus comme mus par leur seul intérêt personnel, la plupart des macroéconomistes ignorent la possibilité que les groupes agissent aussi dans leur propre intérêt". Ici je pense que sur ce plan la macroéconomie orthodoxe n’est pas éclectique. Les microfondations visent seulement à fonder le comportement macroéconomique sur l’agrégation des comportements individuels.

J’ai publié plusieurs billets où j’affirme que cette absence d’éclectisme, qui conduit à exclure les travaux non microfondés, est profondément problématique, pas tant parce que l’orthodoxie se révèle alors incapable de faire face à la théorie marxiste (…), mais parce que cela la conduit à ignorer d’autres parties du monde macroéconomique réel. (…) Mais pour moi, du moins, c’est un point méthodologique, plutôt que quelque chose associé à une quelconque école de pensée. Les tentatives visant à lier les deux (…) ne sont sources que de confusion.

La confusion provient (…) de la contre-révolution des nouveaux classiques des années soixante-dix et quatre-vingt. Cette révolution, comme la plupart des révolutions, ne fut pas éclectique ! Elle s’avéra révolutionnaire sur le plan méthodologique, en affirmant que tout modèle doit être microfondé, et, en termes de macroéconomie orthodoxe, elle fut une réussite complète. Elle essaya également de révolutionner le champ de la politique économique et de supplanter l’économie keynésienne, mais elle se solda en définitive par un échec. Mais, peut-être à cause de ça, la méthodologie et la politique économique s’en trouvèrent embrouillées. La macroéconomie universitaire apparaît très éclectique lorsque l’on voit l’éventail de questions de politique économique auxquelles elle peut s’attaquer et de conclusions auxquelles elle peut aboutir, mais en termes de méthodologie, c’est plutôt l’opposé. »

Simon Wren-Lewis, « Is mainstream academic macroeconomics eclectic? », in Mainly Macro (blog), 13 janvier 2016. Traduit par Martin Anota