« Malgré l’attention sans précédents que les inégalités de richesse et de revenu ont reçue lors de la campagne présidentielle qui se tient cette année aux Etats-Unis et lors de diverses autres élections qui ont récemment eu lieu en Europe, on ne peut qu’avoir l’impression que, pour plusieurs politiciens centristes, les inégalités sont juste un problème passager. Ils croient que lorsque la croissance retrouvera son rythme de 2 ou 3 % par an et que le chômage retournera à 5 % (ou tout du moins à un seul chiffre dans le cas de l’Europe) les gens vont juste oublier les inégalités et que la situation reviendra à ce qu’elle était il y a deux décennies. Personne ne inquiéterait à nouveau des inégalités.

Je pense que c’est une illusion, car cette idée néglige les changements structurels qui sont à l’œuvre dans les sociétés et qui sont associées au processus long et soutenu d’accroissement des inégalités de revenu et de richesse au cours des quatre dernières décennies. Lorsqu’il y a des changements structurels, comme ceux qui ont été à l’œuvre en Amérique latine durant une grande partie du vingtième siècle, les indicateurs agrégés, tels que le taux de croissance de l’économie (qui n’est rien d’autre que le taux de croissance du revenu moyen de la répartition du revenu, qui se situe autour du 65ème ou 70ème centile) perdent la signification qu’ils peuvent avoir dans les sociétés plus homogènes économiquement.

Je vois trois de ces changements structurels à l’œuvre : la désarticulation de plusieurs sociétés occidentales, l’influence politique des grands argentiers (la ploutocratie) et les inégalités d’opportunités.

Le terme de désarticulation a été utilisé dans la littérature sur la dépendance des années soixante et soixante-dix pour rendre compte de la divergence d’intérêts et des positions différentes dans la division internationale du travail de diverses classes dans le monde en développement. D’un côté, il y avait une élite domestique liée aux capitalistes au niveau international, participant à l’économie mondiale, à la fois du côté de la production (comme les travailleurs très qualifiés ou les capitalistes) et du côté de la consommation (en tant que consommatrice de biens et services internationaux). Et ensuite il y a une majorité de la population qui n’a pas accès à l’économie mondiale et qui produit et consomme au seul niveau local.

La situation dans les pays riches, et en particulier aux Etats-Unis, est aujourd’hui quelque peu similaire à celle-ci (…). Il y a une élite (qu’importe qu’il s’agisse des fameux 1 %, 5 % ou 15 % les plus aisés) qui est connectée à l’économie mondiale et qui vit et consomme au niveau mondial. Ensuite, il y a une classe moyenne en contraction, dont les revenus ont stagné pendant trois ou quatre décennies et qui est liée à l’économie mondiale, mais de façon négative, qui vit dans la peur permanente de perdre son emploi et son revenu en raison de la concurrence exercée par les pays les plus pauvres ou les immigrés. Ces groupes, et non ceux en bas de la répartition des revenus, sont les groupes désenchantés, ceux facilement gagnés par les discours protectionnistes de Trump. Je ne cherche pas ici à débattre si leurs attentes pourraient être satisfaites dans une économie mondialisée ; je veux simplement noter une profonde déconnexion entre les intérêts de l’élite et les intérêts de la classe moyenne, une brèche qui a été créée par la globalisation et l’accroissement des inégalités de revenu. Lorsque les intérêts économiques des deux groupes sont si divergents, il devient même difficile de parler d’"intérêt économique national" ; en outre, la divergence d’intérêts porte sur plusieurs autres divergences, notamment dans les styles de vie, les perceptions politiques, les intérêts culturels. C’est le premier fossé structurel. Le deuxième est simplement l’extension du premier dans le domaine politique. En raison de plusieurs processus accommodants (…), le rôle des grands argentiers, toujours important aux Etats-Unis, s’est davantage accru. (…) La forte hausse des inégalités de revenu confère davantage de pouvoir politique aux plus aisés. Une plus forte concentration du pouvoir économique signifie simplement qu’il y a de moins en moins de personnes qui ont suffisamment de fonds pour soutenir les politiciens et les causes politiques qu’ils apprécient et (dont) dont ils tirent bénéfice et la concentration économique entraîne naturellement la concentration du financement politique. Au final, l’influence en politique reflète simplement un pouvoir économique inégal. Cela (…) mène à son tour à des décisions politiques qui favorisent économiquement l’élite et donc aggrave davantage les inégalités économiques.

Le troisième changement structurel alimenté par l’accroissement des inégalités est l’accroissement des inégalités d’opportunités. Comme les inégalités de revenu s’enracinent, elles ne se traduisent pas seulement par des inégalités de revenu courantes, mais pèsent sur les générations suivantes. Les chances de réussite des enfants des familles aisées divergent de celles des familles modestes. Dans un processus similaire à celui que nous pouvons observer en Amérique latine, la divergence n’est pas simplement limitée à la transmission de patrimoine, mais elle concerne aussi l’éducation (…) et le réseau social de la famille, si essentiels à la réussite des enfants.

Or, ces inégalités structurelles ne vont pas disparaître, elles peuvent même s’accroître, lorsque l’économie retourne à son rythme de croissance de long terme. Une accélération de la croissance et une baisse du chômage peuvent constituer des solutions suffisantes avant que les lignes de fracture structurelles ne soient fortes parce que la croissance aurait comblé ces différences. Mais lorsque les clivages structurels sont profonds, la croissance ne suffit pas (comme nous pouvons le voir, à nouveau, avec l’Amérique latine). (…)

J’ai récemment relu certains des écrits des années soixante de Simon Kuznets. Il affirmait alors que toute répartition du revenu devait être jugée selon trois critères : l’adéquation, l’équité et l’efficacité. Il parle d’"adéquation" (adequacy) lorsque même les plus pauvres sont assurés d’avoir un minimum de revenu pour adopter le style de vie imposé par la société. L’équité (equity) désigne l’absence de discrimination, que ce soit dans la répartition des revenus courants, comme par exemple avec les écarts salariaux entre groupes ethniques ou entre sexes, ou dans les possibilités futures (ce que nous appelons désormais les inégalités d’opportunité). Enfin, il y a efficacité (efficiency) lorsque l’on atteint des taux de croissance élevés. Lorsque Kuznets se penche sur l’interaction entre équité et efficacité, il craint deux situations opposées : d’un côté, chercher trop d’équité, comme dans le cas de l’égalitarisme total, peut nuire à la croissance. Mais dans d’autres cas, atteindre un rythme soutenu de croissance nécessite une plus grande égalité, parce qu’une part significative de la population ne pourrait y contribuer et se retrouverait exclue socialement, mais aussi parce que les inégalités entraîneraient la fragmentation de la société et alimenteraient l’instabilité politique. Je crois que si Simon Kuznets était encore là, il aurait rattaché la situation actuelle des économies développées de l’Occident comme relevant de cette seconde situation. Il affirmerait que la mise en œuvre de politiques favorisant l’équité ne gâcherait pas des ressources, mais se révélerait être plutôt un investissement pour la croissance future, voire sa condition première. »

Branko Milanovic, « Inequality: the structural aspects », in globalinequality (blog), 12 février 2016. Traduit par Martin Anota