« Je pense personnellement que donner aux banques centrales le pouvoir de décider quand il faut changer les taux d’intérêt (c’est-à-cire les rendre indépendantes) est une forme censée de délégation, à condition que ce soit fait correctement. Je sais que plusieurs lecteurs de ce blog sont en désaccord avec moi sur ce point. Quelques fois, cependant, les arguments contre l’indépendance des banques centrales me semblent très faibles. C’est une honte, parce qu’il y a, je crois, des arguments assez robustes contre l’indépendance de la banque centrale. (…)

Dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, du moins aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, les gouvernements avaient pour premières priorités d’assurer un niveau adéquat de demande globale et de contrôle l’inflation. Cela signifiait que les gouvernements devaient être familiers avec l’économie keynésienne et un cadre keynésien devait être utilisé et largement accepté dans le discours public. J’utilise ici le mot "keynésien" dans un sens large, dans le sens où l’on peut considérer que même Milton Friedman était keynésien (il utilisait un modèle théorique keynésien).

Une histoire que plusieurs personnes racontent est que tout ceci s’est effondré dans les années soixante-dix avec la stagflation. Dans le sens dans lequel je l’ai défini, c’est faux. Le cadre keynésien devait effectivement être modifié pour se réconcilier avec ces événements, mais il a justement été modifié avec succès. Les tentatives des nouveaux classiques pour supplanter la pensée keynésienne dans les cercles politiques a échoué, comme je l’ai noté ici.

Le changement le plus important était la fin de Bretton Woods et l’adoption de taux de change flottants. C’était crucial pour que la gestion de la demande puisse passer des mains des autorités budgétaires aux seules mains des autorités monétaires. (…) Les universitaires parlaient d’incohérence temporelle et de biais inflationnistes, mais les arguments les plus persuasifs étaient plus simples que ça. Quiconque qui avait travaillé dans les ministères de finances savaient que les responsables politiques étaient souvent tentés d’utiliser la politique monétaire pour des fins politiques plutôt qu’économiques (et qu’ils succombaient souvent à cette tentation), et les preuves empiriques confirmaient que la délégation de la stabilisation de la demande globale réduisait l’inflation.

Cela permit l’apparition de ce que j’ai appelé le "consensus sur l’assignation" (consensus assignment). La gestion de la demande doit être exclusivement assignée à la politique monétaire, mise en œuvre par des banques centrales indépendantes poursuivant des cibles d’inflation, et la politique budgétaire doit se focaliser à éviter le biais déficitaire. La Grande Modération semblait justifier ce consensus.

Cependant le consensus sur l’assignation avait un talon d’Achille. Ce n’était pas la crise financière mondiale (qui était un échec de la réglementation financière), mais la borne inférieure zéro (zero lower bound) pour les taux d’intérêt nominaux. Bien que plusieurs macroéconomistes s’en inquiétaient, ils ne s’en montrèrent pars alarmés, car ils pensaient les actions budgétaires restaient toujours une mesure de sauvegarde. Pour la plupart d’entre eux, l’idée selon laquelle les gouvernements n’utiliseraient pas cette sauvegarde était inconcevable : après tout, l’économie keynésienne était familière à quiconque s’était plongé dans la macro de base.

Cela se révéla être bien naïf. Ce que les gouvernements et les médias se rappelaient étaient qu’ils avaient délégué la tâche de stabilisation conjoncturelle la banque centrale et que les gouvernements devaient se focaliser sur le déficit. Les macroéconomistes auraient dû avoir vu des signaux alarmants en 2000 avec la création de l’euro. La politique monétaire était retirée des pays-membres, mais le Pacte de Stabilité et de Croissance (PSC) ne concernait que la réduction des déficits, sans aucune mention d’un rôle contracyclique. Lorsque les économistes dirent aux politiciens en 2009 qu’ils devaient entreprendre une relance budgétaire pour contrer la récession, pour beaucoup cela semblait tout simplement erroné. Pour d’autres, l’accroissement des déficits constituait une opportunité de gagner les élections et de réduire les dépenses publiques.

Les macroéconomistes étaient aussi naïfs avec les banques centrales. Ils ont peut-être supposé qu’une fois les taux d’intérêt contraints par leur borne inférieure zéro, ces institutions se tourneraient immédiatement vers les gouvernements et diraient "nous avons fait tout ce que nous pouvions, maintenant c’est à votre tour". Mais pour diverses raisons, elles ne le firent pas. Les banques centrales avaient aidé à construire le « consensus sur l’assignation » et elles s’étaient trop attachées à lui pour admettre qu’il avait un talon d’Achille. En outre, plusieurs économistes étaient devenus si envoûtés par le pouvoir d’Achille qu’ils dénièrent qu’il soit vulnérable.

Depuis 2010, lorsque l’austérité débuta, les dommages provoqués par l’indépendance des banques centrales apparurent clairement. Une banque centrale indépendante, la BCE, refusa de soutenir ses propres gouvernements et laissa ainsi la crise de financement de la dette publique grecque devenir une véritable crise de la zone euro. S’il y eu par la suite une obsession avec l’austérité, c’est en partie parce que les gouvernements ne voyaient plus la gestion de la demande globale comme leur principale responsabilité et parce que l’institution à laquelle ils avaient donné cette responsabilité échoua à admettre qu’elle n’était plus en mesure à assurer cette tâche. Mais il y a eu pire que ça.

Les économistes savaient que le gouvernement pouvait toujours sortir l’économie d’une récession provoquée par une demande insuffisance, même s’il y a des inquiétudes quant à la dette publique à court terme. Le moyen sûr pour le faire était une expansion budgétaire financée par voie de création monétaire. Cette relance budgétaire financée par la création de monnaie permettait à ce que la Grande Dépression ne puisse se reproduire. Mais l’indépendance des banques centrales fit que les expansions budgétaires financées par la création monétaire soient impossibles lorsque vous avez des gouvernements obsédés par la dette publique, parce que ni le gouvernement, ni la banque centrale ne peuvent alors créer de monnaie pour que le gouvernement la dépense ou la donne. Les banques centrales étaient heureuses de créer de la monnaie, mais elles refusèrent de détruire la dette publique qu’elles achetaient avec, et ainsi les gouvernements obsédés par la dette s’embarquèrent dans la consolidation budgétaire au cœur d’une sévère récession.

Il en résulta la reprise lente et douloureuse au sortir de la Grande Récession. (…) L’expansion budgétaire financée par création monétaire vous sort d’une récession sans hausse immédiate de la dette publique. Mais en encourageant la création des banques centrales indépendantes, les économistes ont contribué, non seulement à l’obsession avec l’austérité, mais aussi à créer un cadre institutionnel qui rendait impossible de mettre en œuvre la politique susceptible de mettre efficacement un terme à une récession. »

Simon Wren-Lewis, « The strong case against independent central banks », in Mainly Macro (blog), 5 mars 2016. Traduit par Martin Anota