« Avant les travaux sur les données microéconomiques, la plupart des études sur la politique monétaire ont utilisé une hypothèse comme "les prix changent une fois par an". Cela se basait sur des preuves empiriques très limitées (…). En 2004, Mark Bils et Peter Klenow ont publié une étude très importante qui utilisait des données qui étaient bien plus larges que ce que les gens utilisaient auparavant. Ils ont observé les données non publiées sous-jacentes à l’indice des prix à la consommation et ils ont montré que les prix varient beaucoup, en l'occurrence beaucoup plus que ce que les économistes qui travaillent sur la politique monétaire ont traditionnellement supposé dans leurs modèles ; ils ont constaté que les prix changeaient presque tous les quatre mois en moyenne. (...) Pourtant, même si nous voyons de nombreuses variations des prix dans les données microéconomiques, le taux d’inflation au niveau agrégé peut être très visqueux. (…) Les prix apparaissent bien plus rigides que ce qu’ils semblent de prime abord.

(...) Pour moi, la principale conséquence de la viscosité des prix est que les chocs de demande importent. Les chocs de demande peuvent provenir de nombreuses sources : les prix des logements, la relance budgétaire, les esprits animaux, et ainsi de suite. Mais la prédiction clé est que les prix ne s’ajustent pas suffisamment pour éliminer l’impact des chocs de demande. Par exemple, Atif Mian et Amir Sufi ont souligné que le déclin du patrimoine immobilier a joué un rôle très important dans la Grande Récession. Et si vous pensez à une situation où les taux d’intérêt sont contraints par leur borne inférieure, ce qui signifie que les taux d’intérêt nominaux sont fixes, ce qui se passe dans les modèles efficients de l’économie, comme un modèle de cycle d’affaires réels, est que le taux d’intérêt réel doit chuter pour que l’économie revienne au plein emploi. Mais cela requiert un ajustement extrêmement flexible des prix : les prix devraient plonger d’un coup et ensuite remonter lentement. Cela réduirait les taux d’intérêt réels en générant de l’inflation. Mais avec les prix visqueux, les prix ne "sautent" pas. En fait, les prix chutent lentement, ce qui entraîne une déflation et une hausse des taux d’intérêt réels, soit l’exact opposé de ce qui est censé se passer.

(…) Il y a beaucoup de preuves empiriques tirées des données agrégées qui suggèrent que les prix ne répondent même pas complètement lorsqu’ils changent. Si les décisions en termes de prix d’une entreprise dépendent de ce que font les autres entreprises, alors même si une entreprise change ses prix, elle peut ne les ajuster qu’en partie. Et alors les autres entreprises n’ajustent les leurs que partiellement, et ainsi de suite. Tout cela entre dans le cadre des rigidités réelles et il y a plusieurs sources derrières elles. Par exemple, il y a les intrants intermédiaires : si vous achetez beaucoup de biens et services auprès de d’autres entreprises, alors si elles n’ont pas encore augmenté leurs prix, vous ne voulez pas augmenter vos prix, et ainsi de suite. La concurrence en est un autre exemple : si vos concurrents n’ont pas relevé leurs prix, vous pouvez ne pas vouloir relever les vôtres. La même chose arrive si certains changements de prix sont sur pilote automatique, ou si les personnes qui changent les prix ne sont pas complètement en train de réagir aux nouvelles macroéconomiques ; c’est le cœur de la littérature sur l’information visqueuse. Ces effets de second tour signifient que l’inflation peut être visqueuse longtemps après que tous les prix de l’économie se soient ajustés. (…)

Je pense que la Grande Récession a amené à accentuer en macroéconomie l’importance des frictions keynésiennes traditionnelles. Le choc qui mena à la Grande Récession a probablement été une combinaison de chocs financiers et de chocs immobiliers, mais ce qui s’est passé après semble très keynésien. La production et l’emploi ont chuté, tout comme l’inflation. Et pour que les chocs de demande aient un grand impact, il doit y avoir certaines frictions dans l’ajustement des prix. Les modèles qui ont réussi à expliquer la Grande Récession ont typiquement été ceux qui ont combiné des frictions nominales avec un choc financier d’un certain genre pour les entreprises ou les ménages. (…)

Selon moi, le débat sur la "désinflation manquante" est quelque peu trompeur. Plusieurs preuves empiriques qui suggèrent que la courbe de Phillips s'est redressée proviennent de données de la fin des années soixante-dix et du début des années quatre-vingt, c'est-à-dire de la Grande Inflation et de la désinflation Volcker. Mais vous devez garder à l’esprit que c’était la période où les anticipations des gens à propos de l’inflation changeaient fortement. Il y a deux caractéristiques de la courbe de Phillips qui sont importantes : sa pente, qui indique de combien l’inflation répond aux écarts de production (output gaps), et une composante associée aux anticipations d’inflation. Beaucoup des événements que nous avons connus à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt peuvent avoir davantage à voir avec les anticipations changeantes à propos de l’inflation à long terme. Je ne pense pas que nous puissions extrapoler de ces trouvailles ce que nous pourrions nous attendre sur la réaction de l’inflation aujourd’hui.

Les estimations de la courbe de Phillips qui ont utilisé les données récentes suggèrent actuellement que la courbe de Phillips est très plate. Par exemple, dans les études sur les réactions des marchés aux réunions du comité de politique monétaire de la Fed que j’ai réalisées avec Jón Steinsson (…), nous avons constaté que la réponse de l’inflation anticipée est très faible même à de larges variations des taux d’intérêt réels anticipés. Il y a des estimations des modèles DSGE utilisant des données récentes qui constatent aussi des courbes de Phillips très plates, et il y a des approches non structurelles également. De cette perspective, la réponse de l’inflation à la récente récession ne m’étonne pas. »

Entretien avec Emi Nakamura, in Richmond Fed, Econ Focus, troisième trimestre 2015. Traduit par Martin Anota



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