« Depuis juin 2014, les prix du pétrole libellés en dollars ont chuté d’environ 65 % (soit environ 70 dollars), comme la croissance a progressivement ralenti dans plusieurs pays. Même en prenant en compte l’appréciation de 20 % du dollar durant cette période (en termes de taux de change effectif nominal), le déclin des prix du pétrole dans la devise locale a été d’environ 60 dollars. Cette dynamique a intrigué plusieurs observateurs, notamment les économistes du FMI, qui croyaient que les chutes du prix du pétrole seraient un bénéfice net pour l’économie mondiale, qu’elles pénaliseraient certes les pays exportateurs, mais que leurs pertes seraient plus que compensées par les gains qu’en tireraient les pays importateurs. Nous faisions l’hypothèse qu’il y avait une différence de comportement en termes d’épargne entre les pays importateurs de pétrole et les pays exportateurs. En l'occurrence, on supposait que les consommateurs des régions important du pétrole, comme l’Europe, ont une plus forte propension à consommer que les consommateurs des pays exportateurs, par exemple l’Arabie Saoudite.

Les marchés boursiers mondiaux n’ont clairement pas souscrit à cette théorie. Au cours des six derniers mois, voire davantage, les cours boursiers ont eu tendance à chuter lorsque les prix du pétrole chutent (pas ce que nous avions attendu si la baisse des prix du pétrole aidait globalement l’économie mondiale). En effet, depuis août 2015, la simple corrélation entre les cours boursiers et les prix du pétrole n’a pas seulement été positive, mais elle a également doublé en comparaison avec l’année précédente (…).

Les précédents épisodes de variations brutales ont eu tendance à avoir des effets contracycliques visibles ; par exemple, un ralentissement de la croissance mondiale après de fortes hausses. Est-ce que cela a été différent cette fois-ci ? Divers facteurs affectent la relation entre les prix du pétrole et la croissance, mais nous allons affirmer qu’une grosse différence par rapport aux précédentes épisodes est que plusieurs économies avancées ont des taux d’intérêt nominaux à zéro ou proches de zéro.

Offre versus demande


Un problème évident dans la prédiction des variations des prix du pétrole est qu’une chute des prix mondiaux peut résulter soit d’une hausse de l’offre mondiale, soit d’une baisse de la demande mondiale. Mais dans ce dernier cas, nous nous attendrions à voir exactement la même dynamique que celle que nous avons vu ces derniers trimestres (une chute des prix, accompagnée par un ralentissement de la croissance mondiale, avec la baisse des prix du pétrole freinant, mais non renversant, le ralentissement de la croissance).

Le ralentissement de la demande joue sans aucun doute un rôle dans l’histoire, mais les preuves empiriques suggèrent que l’accroissement de l’offre est au moins aussi important. Plus généralement, l’offre de pétrole a été importante en raison d’une forte production de la part des pays-membres de l’OPEP incluant, dorénavant, les exportations iraniennes, aussi bien que de la part de certains pays n’appartenant pas à l’OPEP. De plus, l’offre américaine de pétrole par fracturation hydraulique s’est révélée initialement assez résistante face à la baisse des prix. (…)

En outre, même aux Etats-Unis, un pays importateur net de pétrole où la demande a été assez forte, le pétrole bon marché n’a pas entraîné un ralentissement substantiel de la croissance. Les études économiques ou autres suggèrent que seulement une part du récent déclin du pétrole s’explique par le ralentissement de la demande (quelque part entre un tiers et la moitié) avec le reste s’expliquant par une hausse de la demande.

Donc il reste une énigme : où a-t-on pu voir dans le monde les effets positifs de la baisse des prix du pétrole ?

Pour répondre à cette question, les Perspectives de l’économie mondiale publiées cet avril comparent la croissance de la demande domestique en 2015 dans les pays exportateurs de pétrole et les pays importateurs de pétrole à ce que nous avions attendu en avril 2015, après la première baisse substantielle des prix du pétrole. La part du lion de la révision à la baisse pour la demande mondiale vient des exportateurs de pétrole, malgré leur part relativement faible du PIB mondial (environ 12 %). Mais la demande domestique dans les pays importateurs de pétrole n’a pas non plus été meilleure que ce que nous avions prévu, malgré une chute des prix du pétrole qui s’est révélée plus large qu’attendu.

Comprendre pourquoi les effets positifs sur les dépenses ne sont pas visibles à l’œil nu requiert une observation plus poussée de la composition de la demande dans les pays exportateurs et importateurs de pétrole. (…)

La demande domestique dans les pays exportateurs de pétrole


En 2015, la demande domestique dans les pays exportateurs de pétrole a en effet été bien plus faible que ce que nous avions prévu il y a un an. Cette surprise négative a reflété à la fois une plus faible consommation et surtout un plus faible investissement. Les pays riches exportateurs de pétrole peuvent s’appuyer sur leurs réserves ou leurs fonds souverains, et la plupart d’entre eux en ont, mais ils ont aussi fortement réduit leurs dépenses publiques. Les pays les plus pauvres, bien sûr, ont une moindre capacité à emprunter et ils risquent de connaître une crise si les niveaux de dette extérieure deviennent trop élevés. La plupart ont brutalement réduit leurs excédents de compte courants ou bien accru leurs déficits et leurs primes de risque souverain ont augmenté. Dans ces pays, les dépenses domestiques peuvent fortement chuter, d’une manière non linéaire ; quelques fois à travers l’impact de larges dépréciations du taux de change qui rendent les biens importés plus chers. L’investissement public a chuté très rapidement ; la plupart des biens d’équipement sont importés et, lorsque l’ajustement budgétaire est nécessaire, les dépenses en capital sont typiquement le premier poste à être réduit. Et, bien sûr, les facteurs non reliés aux prix du pétrole ont aussi pesé sur l’activité économique dans plusieurs pays exportateurs de pétrole, allant des conflits internes en Iraq, en Libye et au Yémen aux sanctions en Russie.

Bien sûr, de faibles prix du pétrole rendent les activités d’exploration et d’extraction moins profitables dans le secteur privé, entraînant de plus faibles dépenses en capital également ici. (…) Même certains importateurs de pétrole en ont été très affectés, notamment les Etats-Unis, ce qui explique une part significative de la chute mondiale dans l’investissement relatif à l’énergie.

La demande domestique dans les pays importateurs de pétrole


Les économies développées qui importent du pétrole ont en effet vu certains effets positifs sur la consommation (par exemple en zone euro), mais l’impact a été moins important que ce qui a été anticipé. Et la croissance de l’investissement a été plus faible qu’attendu, ce qui reflète aussi la forte baisse non anticipée de l’investissement étasunien relatif à l’énergie (…). La situation pour les pays importateurs de pétrole dans le monde émergent et en développement est variée. Ces pays ont typiquement une transmission plus limitée des prix du carburant internationaux vers les prix domestiques que les économies avancées ; certains ont réduit leurs subventions aux carburants. Certes, l’amélioration des situations budgétaires des Etats peut au final se traduire par une baisse des impôts ou par une hausse des dépenses publiques, mais le processus peut aussi prendre du temps et être sujet à diverses frictions et fuites. Globalement, la croissance de la demande domestique pour ces pays importateurs de pétrole fut globalement en phase avec ce qui est attendu, malgré les conditions macroéconomiques difficiles dans quelques pays qui exportent d’autres matières premières.

La macroéconomie surprenante à la borne inférieure zéro


Il y a un autre facteur susceptible d’empêcher une hausse de la demande dans les pays importateurs de pétrole.

En comparaison avec les précédents cycles du prix, la chute des prix du pétrole que nous avons récemment connue coïncide avec une période de lente croissance économique – si faible que les banques centrales majeures ont une marge réduite, voire aucune marge, pour réduire davantage leurs taux directeurs afin de soutenir la croissance et combattre les pressions déflationnistes.

Pourquoi cela importe-t-il ? Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, une large littérature économique, résumée par Michael Bruno et Jeffrey Sachs il y a plus de trois décennies, a montré que les hausses de prix liées à l’offre de pétrole entraînent une stagflation, c’est-à-dire une combinaison de forte inflation et de faible croissance. La stagflation est un résultat direct de la hausse des coûts pour les producteurs qui utilisent de l’énergie, ce qui les pousse à réduire la production, à licencier et à relever leurs propres prix pour essayer de sauvegarder leurs profits

Même si le pétrole est un intrant moins important pour la production qu’il y a trois décennies, ce raisonnement peut fonctionner en sens inverse lorsque les prix du pétrole chutent, entraînant une baisse des coûts de production, davantage d’embauches et un ralentissement de l’inflation. Mais ce canal provoque un problème lorsque les banques centrales ne peuvent réduire les taux d’intérêt. Parce que le taux directeur ne peut chuter davantage, le déclin de l’inflation (efffective et anticipée) en raison de la baisse des coûts de production accroît le taux d’intérêt réel, comprime la demande et étouffe la production et l’embauche. En effet, ces agrégats peuvent tous les deux chuter. Quelque chose comme cela peut être à l’œuvre à l’instant présent dans certaines économies. (…)

Etre proche de la borne inférieure zéro peut aussi impliquer une réponse "perverse" à de plus hauts prix du pétrole. Lorsque les banques centrales se battent contre les pressions déflationnistes, elles ne sont pas susceptibles d’accroître agressivement leurs taux directeurs pour contrer une accélération de l’inflation. Par conséquent, une hausse des prix du pétrole, symétriquement, peut stimuler l’activité en réduisant le taux d’intérêt réel. »

Maurice Obstfeld, Gian Maria Milesi-Ferretti et Rabah Arezki, « Oil prices and the global economy: It’s complicated », in FMI, iMFdirect (blog), 24 mars 2016. Traduit par Martin Anota



Le pétrole bon marché déprime-t-il l’activité ?



« On supposait que de faibles prix du pétrole stimuleraient fortement l’économie mondiale, mais cela ne semble pas être le cas. Maurice Obstfeld, co-auteur de mon manuel d’économie internationale et économiste en chef au FMI, avance une explication assez intéressante : il suggère que c’est à cause de la borne inférieure zéro (zero lower bound). La chute des prix entraîne une révision à la baisse des anticipations d’inflation, si bien que, dans la mesure où les taux d’intérêt nominaux ne peuvent davantage chuter, les taux d’intérêt réels s’accroissent, ce qui nuit à l’économie.

Matt O’Brien est sceptique à propos de ce raisonnement, tout comme je le suis moi-même, même si je suis partisan de l’idée qu’il faille revoir nos hypothèses habituelles lorsque l’économie est à la borne inférieure zéro.

Premièrement, a priori, la chute des prix du pétrole ne doit pas affecter les anticipations relatives au taux d’inflation des biens (hors pétrole) et des services, ou tout du moins il n’est pas évident qu’il le fasse ; or c’est ce taux d’inflation qui doit importer pour l’investissement. Certes, vous pouvez toujours suggérer que le pétrole affecte en fait ces anticipations (…). Ce que Matt fait, c’est rappeler que corrélation n’est pas forcément causalité.

Je soulèverais un autre point : même en utilisant les anticipations de marchés, les taux d’intérêt réels ont en fait baissé, pas grimpé, lorsque les prix du pétrole ont baissé. Comment est-ce possible, étant donné la borne inférieure zéro ? C’est lié à la structure de terme : les taux d’intérêts à long terme ne sont pas à zéro, bien qu’ils soient au moins quelque peu soutenus par le plancher sur les taux de court terme. Et il s’avère que durant la récente chute des prix du pétrole, les taux de long terme chutèrent suffisamment pour plus que compenser le déclin de l’inflation anticipée.

Bien sût, il est possible que Maurice ait raison dans une logique à la "toutes choses égales par ailleurs". Mais je pense que la déception à propos des prix du pétrole s’explique moins par les canaux des anticipations que par deux faits : le pétrole est désormais un moteur crucial de l’investissement, via la fracturation hydraulique, et les exportateurs de pétrole sont en fait contraints en termes de liquidité ces derniers temps, si bien qu’ils ont une plus forte propension à dépenser que les consommateurs de pétrole. »

Paul Krugman, « Is cheap oil contractionary? », in The Conscience of a Liberal (blog), 13 avril 2016. Traduit par Martin Anota