Le retour du pessimisme quant aux élasticités


« (…) Beaucoup de personnes semblent aujourd’hui croire que les taux de change réels n’importent pas pour l’ajustement. (…) Même la dévaluation interne (l’ajustement à la baisse des prix et salaires relativement aux partenaires à l’échange) ne serait pas nécessaire suite à un afflux de capitaux insoutenable.

En fait, il se révèle que nous sommes en train de connaître un véritable retour du "pessimisme quant à l’élasticité" (elasticity pessimism) qui prévalait durant la "pénurie de dollars" après la Seconde Guerre mondiale On croyait alors que les flux commerciaux répondaient à peine aux signaux des prix et donc que les dévaluations n’aideraient pas à alléger les déséquilibres. Aujourd’hui, comme alors, cette idée repose en grande partie sur des exemples particuliers où de larges changements dans les prix relatifs ne semblent pas avoir entraîné de larges changements dans les échanges (par exemple, les exportations grecques qui peinent à décoller) ou bien, inversement, où les échanges semblent avoir connu de profonds bouleversements sans qu’il y ait eu de larges changements dans les prix relatifs (ce qui serait par exemple le cas de la reprise des exportations espagnoles).

La différence est que, à la fin des années quarante, ce genre d’argument était utilisé pour appeler à un surcroît d’intervention publique (maintenir les contrôles de change en place, parce que la dévaluation n’est pas efficace), tandis qu’aujourd’hui il est utilisé pour rejeter l’idée d’un activisme (dans le cas de l’euro, on parle de rigidités qu’il faudrait éliminer avec les réformes structurelles).

Mais alors que les objectifs peuvent être différents, les questions de fond restent les mêmes. Qu’est-ce qui pourrait nous amener à rejeter ce pessimisme quant à l’élasticité ? Je vais tenter de fournir quelques réponses.

Premièrement, il est utile de voir d’où proviennent ces énormes déséquilibres externes. Les amples flux de capitaux à la périphérie européenne alimentèrent l’inflation et poussèrent les taux de change réels à la hausse, et cette dynamique fut associée à de larges déséquilibres commerciaux. Comment cela aurait-il pu être possible si les taux de change réels n’importent pas ?

Deuxièmement, je pense que plusieurs analyses ne prennent pas suffisamment en compte les facteurs conjoncturels. Les dévaluations qui sont mises en œuvre lors d’une reprise économique peuvent ne pas être associées à une baisse du déficit commercial, parce que l’accroissement de la demande compense l’amélioration en termes de compétitivité. Je pense que c’est le cas par exemple pour l’Irlande. C’est également important pour comprendre pourquoi les arrêts brusques (sudden stops) des afflux de capitaux produisent de larges contractions des importations, même lorsque les taux de change sont fixes.

Troisièmement, il y a plein d’autres facteurs en jeu, donc vous avez à éviter de trop trier pour choisir les seules données qui vous conviennent. Une manière de vous en tirer est peut-être de faire ce qu’une récente étude du FMI a fait : se focaliser seulement sur les larges variations du taux de change réel, estimer les élasticités pour plusieurs pays et agglomérer les résultats. Le résultat permet de réduire le bruit, à la fois en éliminant les faibles fluctuations qui constituer des illusions statistiques et en exploitant la loi des grands nombres.

(…) Je suis convaincu qu’une analyse bien faite montrera que les élasticités des échanges restent assez larges. (…) Nous devons la faire soigneusement, parce qu’elle est réellement importante pour les politiques futures. »

Paul Krugman, « The return of elasticity pessimism », in The Conscience of a Liberal (blog), 13 avril 2016. Traduit par Martin Anota



Taux de change réels et ajustement européen


« (…) Je me retrouve face à une question empirique : que nous suggère une observation crue de la corrélation entre taux de change réels et ajustement commercial ? La raison pour laquelle je soulève cette question est que je continue d’entendre beaucoup de gens faire preuve d’un "pessimisme quant à l’élasticité" : beaucoup prétendent que la dévaluation interne soit ne marche pas, soit n’est pas nécessaire, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de corrélation réelle entre de bonnes performances à l’exportation et la baisse des prix relatifs ou des coûts unitaires du travail. Mais ces affirmations sont-elles vraies ? Quels sont les faits stylisés ?

Bien, voici un aperçu rapide. Je prends comme variable indépendante la variation du taux de change réel effectif entre 2008 et 2015, tirée des bases de données de la Commission Européenne. Je prends comme variable dépendante la variation du compte courant en pourcentage du PIB, également entre 2008 et 2015, à partir de la base de données des Perspectives de l’économie mondiale du FMI. Voici ce que j’obtiens :

Paul_Krugman__correlation_taux_de_change_effectif_reel_solde_compte_courant_zone_euro.png

Le fait stylisé semble être une assez forte corrélation entre les taux de change réels et l’ajustement du commerce. D’accord, je suis conscient que cette analyse est trop peu soignée pour être interprétée comme une relation causale (au moins une partie et peut-être l’essentiel de l’ajustement que nous voyons résulte de la compression des importations, découlant des récessions provoquées par l’austérité, plutôt que par une amélioration de la compétitivité). Mais il reste toutefois saisissant de voir à quel point les données diffèrent de l’impression générale.

Mais alors, d’où provient cette impression erronée ? J’ai une idée : nous tendons à observer les taux de change réels des économies périphériques vis-à-vis du cœur de la zone euro, ce qui peut être juste si le taux de change de l’euro n’avait pas beaucoup changé ou bien si les pays-membres de la zone euro étaient affectés de la même façon par la dépréciation de l’euro. Malheureusement, l’euro s’est fortement déprécié et cela a des effets clairement différenciés d’un pays-membre à l’autre : c’est un gain important pour les pays comme l’Irlande qui font beaucoup d’échanges avec des partenaires en-dehors de la zone euro, voire même en dehors de l’Europe, beaucoup moins pour des pays comme la Grèce qui se focalisent davantage sur leurs voisins.

Dans tous les cas, la corrélation brute entre les taux de change réels et l’ajustement du commerce est bien plus robuste que je ne le pensais et que probablement la plupart des gens ne le pensaient. »

Paul Krugman, « Real exchange rates and European adjustment », in The Conscience of a Liberal (blog), 4 mai 2016. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Y a-t-il une déconnexion entre échanges et taux de change ? »

« Quelle est l’efficacité d’une intervention sur le marché des changes ? »

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