« "Le fait qu’aucun gouvernement responsable ne larguera jamais littéralement de la monnaie depuis les airs ne doit pas nous empêcher d’explorer la logique derrière l’expérience de pensée de Friedman, qui voulait montrer (dans des termes certes extrêmes) pourquoi les gouvernements ne doivent jamais avoir à céder face à la déflation."

Cette citation est tirée d’un récent billet de Ben Bernanke (qui, au cas où vous ne le sauriez pas, a eu en charge la politique monétaire des Etats-Unis). (…) Elle exprime une vérité macroéconomique que personne ne doit oublier : les dépressions et la déflation ne sont jamais inévitables et elles résultent toujours de l'échec des responsables de la politique économique à faire ce qu'il faut.

Il y a plusieurs points utiles dans le billet de Bernanke, mais je veux juste me concentrer sur un seul d’entre eux : en fait, Bernanke n’est pas en train de parler de la monnaie-hélicoptère dans son sens traditionnel, mais de ce que j’ai qualifié ailleurs de "monnaie-hélicoptère démocratique" (democratic helicopter money).

Quand la plupart des gens parlent à propos de la monnaie-hélicoptère, ils imaginent (…) une banque centrale envoyant un chèque à "chacun" par la poste ou transmettant une certaine somme de monnaie à chaque individu d’une autre manière. C’est ce que les économistes appellent un "impôt censitaire négatif" (reverse lump sum tax ou reverse poll tax) : le montant que vous recevez est indépendant de votre revenu. C’est donc très différent d’une réduction d’impôt traditionnelle. En pratique, la banque centrale ne peut seulement faire cela qu’avec la coopération des gouvernements. Elle ne voudrait pas prendre la décision de définir ce que "chacun" désigne. (Devons-nous inclure les enfants ou non ? Comment trouvons-nous une personne en particulier ?) Mais une fois que ces détails sont réglés, un système pourrait être mis en place et la banque centrale pourrait s’y appuyer n’importe quand à sa guise.

Bernanke suggère une alternative. La banque centrale fixe tout d’abord de son côté une somme de monnaie nouvellement créée et les autorités budgétaires la dépensent comme elles le désirent. Elles peuvent utiliser toute la monnaie pour construire des ponts ou des écoles plutôt que pour la donner aux individus. Il peut y avoir deux raisons d’émettre de la monnaie-hélicoptère de cette manière. Premièrement, pour certaines raisons, les autorités budgétaires sont réticentes à dépenser si elles ont à financer leurs dépenses en émettant davantage de dette, donc cela peut leur permettre de dépasser cette contrainte (qu’elles se sont imposées à elles-mêmes en temps normal). Deuxièmement, une relance budgétaire financée par voie monétaire peut être plus expansionniste qu’une expansion budgétaire financée par endettement. Laissons de côté ce second avantage, dans la mesure où le premier suffit dans un monde obsédé par la dette publique.

J’ai parlé de quelque chose d’assez similaire par le passé (tout d’abord ici), ce que j’ai appelé la monnaie-hélicoptère démocratique. Cette notion semble appropriée pour le schéma de Bernanke, parce que le gouvernement élu décide de la forme de la relance budgétaire. La différence entre ce dont j’ai parlé par le passé en employant ce terme et l’idée de Bernanke est que, dans mon schéma, les autorités budgétaires et la banque centrale se parlent avant de décider combien de monnaie doit être créée et quelles dépenses elle financera (bien que l’initiative vient toujours de la banque centrale, et ne serait possible que dans une récession où les taux d’intérêt nominaux sont à leur borne inférieure zéro). La raison pour laquelle je pense qu’il serait préférable que les autorités monétaires et budgétaires communiquent entre elles est simplement que cela aiderait la banque centrale à déterminer combien de monnaie elle aurait à créer.

Imaginons, par exemple, que vous ayez une autorité budgétaire dans un pays qui désire dépenser la monnaie sur des projets d’investissement public prêts à être lancés et une autorité budgétaire, dans un second pays, qui désire dépenser cette monnaie dans une réduction d’impôt temporaire pour les riches. Ces deux formes de relance n’ont pas le même impact sur la demande et la production. Si les deux économies sont dans la même situation conjoncturelle, alors la banque centrale du pays où les impôts sont réduits aurait à créer plus de monnaie que la banque centrale du second pays en aurait à créer.

Dans certains pays, il est plus facile pour la banque centrale de parler aux autorités budgétaires que dans d’autres. Lorsque c’est difficile de le faire, le schéma proposé par Bernanke apparaît assez attrayant, mais il laisse quelque peu la banque centrale dans l’ombre en ce qui concerne le montant de monnaie qu’elle a à créer. Le gros avantage de la conception traditionnelle de la monnaie-hélicoptère (un chèque envoyé par la poste) est que l’impact de toute création monétaire est plus clair. (Comme il est important de mettre rapidement un terme aux récessions, attendre de voir ce qui se passe n’est pas très approprié.)

Lorsque les banques centrales et les gouvernements communiquent librement l’un avec l’autre (comme au Royaume-Uni par exemple), alors ma version de la monnaie-hélicoptère démocratique devient une option. L’idée selon laquelle la banque centrale perd en indépendance est fallacieux à mon sens. Dans mon scénario, la banque centrale amorce la discussion, dans des circonstances clairement définies. Elle demande simplement au gouvernement comment il dépenserait toute la monnaie nouvellement créée. Elle doit poser cette question en indiquant quelles sont ses estimations des multiplicateurs budgétaires pour diverses options budgétaires. Le gouvernement fait alors un choix et la banque centrale décide alors combien de monnaie créer.

Alors que la monnaie-hélicoptère est peu évoquée parmi les économistes (à l’exception de Bernanke), je pense qu’il y a de bonnes raisons sur le plan de l’économie politique expliquant pourquoi c’est la forme de monnaie-hélicoptère qui sera finalement essayée. Comme je l’ai dit, la monnaie-hélicoptère conventionnelle sous la forme de chèques envoyés par la poste requiert certainement la coopération du gouvernement. Une fois que les gouvernements réalisent ce qui se passe, ils peuvent naturellement se demander pourquoi ils auraient à s’appuyer sur quelque chose de nouveau alors qu’ils pourraient décider de la manière par laquelle ils dépenseraient cette monnaie dans un cadre plus traditionnel. La monnaie-hélicoptère démocratique traditionnelle est au fond une manière de mettre en œuvre une relance budgétaire financée par création monétaire dans un monde où les banques centrales sont indépendantes. (…) »

Simon Wren-Lewis, « Ben Bernanke and democratic helicopter money », in Mainly Macro (blog), 4 mai 2016. Traduit par Martin Anota