« Les effets du commerce international ou, plus largement, de la mondialisation sur les revenus et leur répartition dans les pays riches ont déjà été étudiés en détails, tout d’abord avec de nombreux travaux sur la répartition des salaires dans les années quatre-vingt-dix, puis plus récemment par des études focalisées sur les effets de la mondialisation sur la part du revenu rémunérant le travail, les inégalités de salaires et les emplois routiniers moyennement qualifiés.

Dans un travail réalisé conjointement avec Christoph Lakner en 2015 et dans un livre que j’ai récemment publié, Global Inequality: A New Approach for the Age of Globalization, j’ai adopté une approche différente pour analyser les revenus réels parmi la population mondiale. Cela a été possible grâce aux données tirées de près de 600 enquêtes réalisées auprès des ménages dans approximativement 120 pays autour du monde, couvrant 90 % de la population mondiale et 95 % du PIB mondial. (…)

L’avantage d’une approche mondiale réside dans son exhaustivité et la capacité d’obbserver et d’analyser les effets de la mondialisation en divers endroits du monde et sur divers points de la répartition mondiale des revenus. Alors que les répercussions exactes ou supposées de la mondialisation sur les revenus des classes laborieuses des pays riches ont fait l’objet d’impitoyables luttes politiques (en particulier lors du référendum du Brexit au Royaume-Uni ou lors de la compagne de Donal Trump aux Etats-Unis), l’impact global de la mondialisation sur le reste du monde a reçu beaucoup moins d’attention et, lorsqu’il en reçut, il fut étudié séparément, voire indépendamment, de l’impact sur le monde développé.

Le graphique 1, que certains appellent le "graphique de l’éléphant" en raison de la forme de la courbe, montre les gains en termes de revenu réel qui ont été réalisés à différents centiles de la répartition mondiale des revenus entre 1988 et 2008. Le revenu est mesuré en dollars internationaux de 2005 et les individus sont rangés en fonction du niveau de revenu réel par tête. Les résultats montrent que de larges gains de revenu réel ont été réalisés par les personnes autour de la médiane mondiale (le point A) et par les personnes appartenant aux 1 % des individus les plus riches au monde (le point C). Le graphique montre aussi que les personnes autour des 80ème et 85ème centiles de la répartition mondiale du revenu (le point B) n’ont pas vu leur revenu réel croître.

GRAPHIQUE Le graphique de l'éléphant : croissance cumulée du revenu réel entre 1988 et 2008 pour divers centiles de la répartition mondiale du revenu (en %)

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Qui sont les personnes à ces trois points clés ? Neuf personnes sur dix qui se situent autour de la médiane mondiale résident dans les pays asiatiques, principalement en Chine et en Inde. Leurs gains ne sont pas surprenants, dans la mesure où le PIB par tête a été multiplié par 5,6 et 2,3 respectivement en Chine et en Inde au cours de la période. Ainsi, par exemple, la personne située à la médiane de la répartition du revenu dans la Chine urbaine en 1988 était également à la médiane mondiale, mais elle se retrouve au 63ème centile de la répartition mondiale en 2008 et au 70ème centile en 2011. En termes de revenu, elle est passée devant quasiment 1,5 milliard de personnes. De tels puissants changements des positions relatives dans la répartition mondiale des revenus, sur une période de temps assez courte, n’étaient pas survenus depuis la Révolution industrielle il y a deux siècles.

Les personnes autour de la médiane mondiale sont, cependant, toujours relativement pauvres au regard des normes occidentales. Cette "classe moyenne mondiale" émergente est composée d’individus dont les revenus des ménages par tête se situent entre 5 et 15 dollars internationaux par jour. Pour mettre ces chiffres en perspective, on doit rappeler que les seuils de pauvreté nationaux dans les pays riches sont souvent supérieurs à 15 dollars par tête par jour.

Le 1 % des personnes les plus riches au monde incluent en grande partie des résidents des pays développés ; la moitié de ces personnes habitent aux Etats-Unis ou, pour le dire autrement, 12 % des habitants des Etats-Unis appartiennent aux 1 % des plus riches au monde. La Chine et l’Inde ont plusieurs milliardaires (en effet, selon la liste Forbes pour l’année 2015, la Chine et l’Inde ont plus de 300 milliardaires, alors que les Etats-Unis en possèdent plus de 500), mais en comparaison avec le "vieux monde riche", les pays asiatiques n’ont toujours pas un nombre suffisant de ménages aisés. En 2008, le seuil à dépasser pour appartenir au 1 % des personnes les plus riches au monde s’élevait à 45.000 dollars internationaux par personne par an, ce qui, pour une famille de deux conjoints et deux enfants, implique un revenu après impôt de 180.000 dollars (ou, en utilisant approximativement les taux d’imposition des pays développés, un revenu avant impôt de plus de 300.000 dollars).

Le point qui attire particulièrement l’attention est le point B. Sept personnes sur dix qui sont situées à ce point appartiennent aux "vieux pays riches" de l’OCDE. Ils appartiennent aux tranches inférieures de la répartition du revenu de leur pays, les répartitions du revenu des pays riches ne commençant seulement qu’autour du 70ème centile de la répartition mondiale du revenu. (Pour certains pays riches et égalitaires, ce point de départ est même plus élevé. Par exemple, il se situe autour du 80ème centile de la répartition mondiale pour le Danemark.)

Le contraste entre le succès des personnes situées au point A et l’échec relatif des personnes situées au point B nous permet de voir assez largement les effets de la mondialisation. Non seulement nous pouvons les voir plus clairement (…), mais cela nous amène à nous demander si les deux points sont d’une manière ou d’une autre liés l’un à l’autre : est-ce que l’absence de croissance pour les classes moyennes inférieures des pays développés est le "coût à payer" pour les énormes gains de revenu obtenus par les classes moyennes en Asie ? Il est peu probable d’offrir une réponse définitive à cette question, dans la mesure où il est très difficile et peut-être même impossible d’établir une causalité entre des tels phénomènes complexes (qui sont eux-mêmes affectés par de nombreuses autres variables). Cependant, dans la mesure où ces deux tendances ont eu eu lieu simultanément et où certains récits (avancés par les économistes ou par les politiciens) les lient directement, beaucoup considèrent que cette corrélation reflète effectivement une causalité.

(…) Il est difficile de considérer la période comprise entre 1988 et 2008 comme un quelconque échec. Malgré la hausse de la part du revenu détenue par les 1 % les plus riches au monde, on peut affirmer le contraire en soulignant qu’un cinquième de la population mondiale (comprise entre les 45ème et 65ème centiles) a vu son revenu réel doubler. C’est la croissance de leur revenu réel qui a entraîné la première baisse des inégalités mondiale de revenus depuis la Révolution industrielle (comme je le décris dans le premier chapitre de mon livre).

Cependant, (…) la plupart des gens s’intéressent avant tout à leur niveau de revenu relativement à celui de leurs concitoyens, c’est-à-dire à leur revenu relatif. (…) En raison de l’accroissement des inégalités de revenu nationales, le sentiment qui domine dans le monde est celui d’une perte relative. (…) Le creusement des inégalités nationales, même s’il s’accompagne d’une baisse des inégalités et de la pauvreté mondiales, peut s’avérer difficile à gérer politiquement. »

Branko Milanovic, « The greatest reshuffle of individual incomes since the Industrial Revolution », in VoxEU.org, 1er juillet 2016 . Traduit par Martin Anota