« L’opinion communément admise à propos de la courbe de rendements du Trésor américain est en gros la suivante : la croissance de la productivité est susceptible d’être faible, or la croissance de la productivité et les taux d’intérêt varient amplement dans le même sens, donc on pourrait s’attendre à ce que les taux d’intérêt à long terme restent également faibles. Et le fait que l’orientation actuelle de la politique monétaire de la Fed (un maintien des taux proches de zéro) ait généré une croissance de la demande légèrement en excès par rapport à la croissance potentielle suggère que les Etats-Unis ne sont pas loin de ces faibles taux neutres de long terme.

Une telle idée peut être remise en question sur plusieurs fronts.

Prenons l’affirmation relative à la croissance de la productivité. Effectivement, la croissance de la productivité mesurée a ralenti et a priori ce n’est pas en raison d’une erreur de mesure, comme le montre notamment Chad Syverson (2016). La meilleure hypothèse est que la croissance de la productivité va en effet rester plus faible qu’avant la crise, en l’occurrence inférieure de 0,5 à 1 point de pourcentage. Mais l’incertitude associée à cette hypothèse est extrêmement large. D’un point de vue statistique, la corrélation entre les taux de croissance moyens de la productivité sur cinq ans (…) est très faible, égale à 0,1 pour les Etats-Unis depuis 1970. D’un point de vue technologique, la tension entre les mauvais chiffres actuels de la productivité et les débats autour des destructions d’emplois provoquées par les robots est fascinante. Jusqu’à présent, les chiffres de l’emploi et de la productivité montrent clairement que les robots n’ont pas affecté la main-d’œuvre sur une grande échelle, mais aussi que les emplois qu’ils ont détruits ont été compensés par la création d’emplois. Mais lorsqu’on regarde ce qui se passe du côté de la Silicon Valley, on peut s’attendre à ce que les robots et les intelligences artificielles jouent un rôle plus important à l’avenir et, par conséquence, qu’ils soient associés à des gains de productivité plus élevés. Conclusion : Nous pouvons nous attendre à une plus faible croissance de la productivité, mais préparons-nous à être surpris.

Considérons l’opinion relative au lien entre taux de croissance de la productivité et taux d’intérêts. Plusieurs économistes semblent croire qu’il devrait y avoir (et qu’il y a effectivement) une relation étroite entre les deux. En fait, aucune théorie, ni aucune preuve empirique ne soutient cette proposition. La théorie qui suggère une relation étroite entre les deux est un exemple de la façon par laquelle les économistes se retrouvent prisonniers de leurs modèles. Le modèle qui rapporte ce résultat se base sur deux hypothèses : celle selon laquelle les gens vivent éternellement (ou tout du moins agissent comme s’ils vivaient éternellement) et cella selon laquelle les gens sont prêts à déférer leurs dépenses de consommation si le taux d’intérêt est plus élevé. La première hypothèse est bien évidemment fausse. La seconde est peu soutenue par les preuves empiriques. Privée de ces deux hypothèses, la théorie suggère alors une relation complexe entre le taux de croissance et le taux d’intérêt avec, au mieux, une relation lâche entre les deux. Et les preuves empiriques ne suggèrent pas une telle relation. Une étude exhaustive réalisée par James Hamilton et ses coauteurs (2016) des covariations à moyen terme entre les deux taux sur plus d’un siècle et pour plusieurs pays ne permet de mettre en évidence une relation fiable entre les deux. En bref, la croissance de la productivité peut être plus faible à l’avenir, mais cela n’a pas de claires implications pour le taux réel à long terme. En conclusion : Lorsque l’on considère la courbe des rendements, il ne faut pas supposer qu’une plus faible croissance de la productivité soit nécessairement associée à de plus faibles taux.

Finalement, considérons la proposition selon laquelle (…), avec des taux d’intérêt pratiquement à zéro aujourd’hui, la croissance de la demande est seulement légèrement plus élevée que la croissance potentielle. Pourtant, plusieurs freins qui ont contraint la demande, qui ont très certainement contribué à la faible croissance de la demande ces dernières années, ont disparu. La consolidation budgétaire a été suivie par une légère expansion budgétaire. Les banques ne sont plus en train de se désendetter et l’offre de crédit est abondante et peu chère. Donc, si des taux très bas ne sont pas nécessaires pour soutenir la demande aujourd’hui, pourquoi cela devrait-il être différent à l’avenir ?

Le raisonnement a cependant une faille. Les freins qui ont contraint la croissance lors de la crise sont peut-être en grande partie effacés, mais un autre facteur, en l’occurrence l’anticipation d’une dégradation des perspectives économiques futures, est désormais à l’œuvre. Comme nous l’avons affirmé ci-dessus, la meilleure hypothèse, même si elle est loin d’être certaine, est de considérer que la croissance de la productivité va être plus faible dans le futur que par le passé. Le ralentissement de la croissance de la productivité, qui pouvait initialement être expliqué par la crise, semble avoir une composante plus permanente. Les prévisions de croissance de long terme et les analyses que l’on peut lire dans la presse sont pessimistes. Je crois que ces mauvaises nouvelles à propos du futur du côté de l’offre se traduisent aujourd’hui par un ralentissement keynésien ou, tout du moins, par une plus faible reprise. Récemment, j’ai d’ailleurs affirmé que certaines récessions que les Etats-Unis avaient essuyées par le passé ont en effet été provoquées par des anticipations pessimistes vis-à-vis de l’avenir (Blanchard, 2016).

Il est utile d’illustrer ce raisonnement par un petit exemple chiffré. Supposons que vous appreniez que votre revenu au cours des 30 prochaines années s’accroîtra de 4 % et non de 5 % comme vous le supposiez précédemment (parce que le revenu augmente typiquement avec l’âge, le revenu individu s’accroît typiquement plus vite que le revenu agrégé). Cela représente pratiquement une baisse de 20 % de la valeur présente de vos gains futurs et cela pourrait vous amener à réduire votre consommation, disons de 10 %. Si cette prise de conscience vous vient sur une période de 5 ans, vous allez réduire votre consommation de 2 % chaque année relativement à votre revenu. Quelles en sont les implications au niveau agrégé ? Comme les ménages ajustent leurs anticipations de cette manière, la croissance de la consommation sera faible. Le même raisonnement s’applique à l’investissement. Un plus faible taux de croissance anticipé du profit se traduit par un plus faible niveau désiré de capital, ce qui entraîne une période de faible investissement jusqu’à ce que le nouveau niveau de capital désiré soit atteint.

Pour ce qui concerne la courbe de rendements, cela a une claire implication : Comme les anticipations des consommateurs et des entreprises s’ajustent par rapport à une plus faible croissance à long terme, la demande est plus faible qu’elle aurait sinon été. Malgré de faibles taux d’intérêt, la croissance de la demande est faible et le taux d’intérêt nécessaire pour la soutenir est faible. Cependant, comme les anticipations finiront bien par s’ajuster, la demande peut finir par s’accroître et la Fed peut alors estimer qu’il faille relever substantiellement les taux d’intérêt pour éviter la surchauffe. Le taux d’intérêt qui prévaudra finalement peut être substantiellement plus élevé que celui qui est aujourd’hui en vigueur, et la véritable courbe de rendements peut être plus pentue que ne le supposent actuellement les marchés.

Pour résumer : Une faible croissance de la productivité n’est pas nécessairement un signe avant-coureur que les taux d’intérêt resteront faibles à l’avenir, ni même les faibles taux d’intérêt aujourd’hui. »

Olivier Blanchard, « Three remarks on the US Treasury yield curve », 22 juin 2016. Traduit par Martin Anota