« Avant 1970, les économistes (…) ne pensaient pas vraiment au rôle de l’information. Sur le marché du travail, par exemple, les manuels supposaient en général que les employeurs connaissent la productivité de leurs travailleurs (ou de leurs candidats à l’embauche) et, grâce à la concurrence, leur versent exactement la valeur de ce qu’ils produisent.

Vous pouvez penser que les études remettant en cause cette conclusion seraient immédiatement célébrées comme une importante avancée. A la fin des années soixante, George Akerlof écrit "The Market for Lemons", un article qui apportait une telle remise en cause et qui permit à son auteur de gagner un prix Nobel quelques décennies plus tard. Pourtant, à l’époque, l’article fut rejeté par trois prestigieuses revues. Akerlof était alors professeur assistant à Berkeley, l’Université de Californie ; il venait seulement de finir sa thèse, au MIT, en 1966. Peut-être en conséquence de cela, l’American Economic Review pensait que les intuitions de son article étaient triviales. La Review of Economic Studiers partagea la même opinion. Le Journal of Political Economy nourrissait l’inquiétude inverse : elle ne digérait pas les implications de l’article. Akerlof, qui est désormais un professeur émérite à Berkeley et qui est marié à Janet Yellen, la présidente de la Réserve fédérale, rappelle la plainte de l’éditeur : "Si cela s’avérait correct, l’économie serait différente".

D’une certaine façon, les éditeurs avaient tous raison. L’idée développée par l’article d’Akerlof, qui fut finalement publié dans le Quarterly Journal of Economics en 1970, était à la fois simple et révolutionnaire. Supposez que les acheteurs sur le marché des voitures d’occasions soient prêts à payer 1.000 dollars pour acheter une bonne voiture, une "pépite", et que les vendeurs soient prêts à en vendre une à un prix légèrement inférieur. Les acheteurs ne sont pas prêts à payer plus de 500 dollars pour acheter une voiture de mauvaise qualité (un tacot, un "lemon"), tandis que les vendeurs sont prêts à en vendre une à un prix de nouveau légèrement inférieur. Si les acheteurs peuvent distinguer les bonnes voitures des mauvaises, les échanges seront florissants. En réalité, les acheteurs peuvent avoir du mal à voir la différence : les rayures peuvent être camouflées, les problèmes de moteur peuvent ne pas s’être encore révélés, même le compteur kilométrique peut être trafiqué.

Pour prendre en compte le risque qu’une voiture soit un lemon, les acheteurs réduisent le prix auquel ils sont prêts à acheter une voiture. Ils sont prêts à payer 750 dollars pour une voiture qu’ils jugeraient avoir autant de chances d’être un lemon qu’une pépite. Mais les vendeurs qui vendent une pépite et le savent peuvent refuser de la vendre à ce prix. Par conséquent, les acheteurs font face à une « sélection adverse » (antisélection) : les seuls vendeurs qui seront prêts à accepter 750 dollars seront ceux qui vendent un lemon et le savent.

Les acheteurs les plus clairvoyants vont prévoir ce problème. Puisqu’ils savent qu’ils se retrouveront au final avec un lemon, ils refusent de payer plus de 500 dollars pour acheter une voiture d’occasion. Les vendeurs de lemons finissent par les vendre au même prix qu’ils les auraient vendu s’il n’y avait pas eu d'ambiguïté. Mais les pépites sont retirées du marché et restent au garage. C’est une tragédie : il y a des acheteurs qui seraient heureux d’avoir une pépite et de la payer à son juste prix, si seulement ils pouvaient être certains de la qualité de la voiture. Cette « asymétrie d’information » entre les acheteurs et les vendeurs tue le marché.

Est-il vrai que vous pouvez gagner un prix Nobel juste pour avoir observé que certaines personnes sur les marchés en savent plus que d’autres ? Ce fut la question qu’un journaliste posa à Michael Spence qui, aux côtés d’Arkerlof et de Joseph Stiglitz, reçu le Nobel en 2001 pour leurs travaux sur l’asymétrie d’information. Son incrédulité était compréhensible. L’article sur le marché des voitures d’occasion n’était même pas une description précise de ce dernier : chaque voiture qui est vendue n’est clairement pas de mauvaise qualité. Et les assureurs savent depuis longtemps que leurs clients peuvent être les meilleurs juges des risques auxquels ils font face et que les personnes les plus enclines à s’assurer sont probablement les paris les plus risqués.

Pourtant cette idée était nouvelle pour les économistes mainstream, qui comprirent rapidement qu’elle rendait plusieurs de leurs modèles obsolètes. De nouvelles avancées suivirent bientôt, comme les chercheurs examinèrent comment le problème d’asymétrie d’information pouvait être résolu. La contribution majeure de Spence fut un article de 1973 appelé "Job Market Signalling" qui se focalisait sur le marché du travail. Les employeurs peuvent avoir du mal à voir quels sont les meilleurs candidats à l’embauche. Spence montre que les meilleurs travailleurs peuvent signaler leurs talents aux entreprises en obtenant (…) des diplômes universitaires. Cela ne marche toutefois que si le signal est crédible : si les travailleurs à faible productivité obtiennent facilement un diplôme, alors ils peuvent se prétendre efficaces. (...)

Le signalement n’est pas la seule façon de surmonter le problème des lemons. Dans un article publié en 1976, Stiglitz et Michael Rothschild ont montré comment les assureurs vont chercher à ce que leurs clients révèlent leur niveau de risque. Il s’agit alors d’offrir des contrats qui n’attirent qu’un seul type de client.

Supposez qu’un assureur automobile fait face à deux types de clients : ceux à haut risque et ceux à faible risqué. Il ne peut distinguer entre les deux types de conducteurs. Seuls ces derniers connaissent leur niveau de risque. Rothschild et Stiglitz ont montré que, sur un marché concurrentiel, les assureurs ne peuvent offrir le même contrat de façon profitable aux deux groupes. S’ils le faisaient, les primes des bons conducteurs subventionneraient les versements aux conducteurs imprudents. Un rival peut alors offrir un contrat avec de moindres primes et une moindre couverture, qui attirerait les conducteurs prudents car les conducteurs risqués préfèrent être pleinement assurés. L’assureur, qui se retrouverait alors avec les mauvais risques, réaliserait des pertes. (…)

L’assureur automobile doit offrir deux contrats, afin d’être sûr que chacun attire seulement les clients pour lesquels il est conçu. Le truc, c’est d’offrir le contrat qui assure pleinement à un prix élevé et un second moins cher, mais option peu chère avec une franchise élevée. Les conducteurs risqués vont rechigner à payer une franchise, puisqu’ils savent qu’ils ont de fortes chances de finir par la payer. Ils vont préférer être pleinement assurés. Les conducteurs prudents vont tolérer une franchise élevée et payer un prix plus faible (…).

La sélection adverse a un cousin. Les assureurs ont longtemps su que les gens qui s’achètent une assurance sont davantage susceptibles de prendre des risques. Quelqu’un qui a assuré son logement va vérifier moins souvent son alarme à incendie ; l’assurance maladie encourage la mauvaise alimentation et l’alcoolisme. Les économistes se sont pour la première frotté à ce phénomène d’aléa moral (ou risque moral) en 1963, lorsque Kenneth Arrow publie un article à son propos.

Le risque moral apparaît quand les incitations ne vont pas. La vieille économie, nota Stiglitz dans le discours qu’il prononça lorsqu’il reçut le prix Nobel, accorde beaucoup d’importance aux incitations, mais avait remarquablement peu de choses à dire à leur propos. Dans un monde complètement transparent, vous n’avez pas à vous inquiéter des incitations de votre partenaire à l’échange, car vous pouvez utiliser un contrat pour spécifier précisément le comportement qu’il doit adopter. C’est lorsque l’information est asymétrique et que vous ne pouvez pas observer ce qu’il fait (est-ce que votre fournisseur utilise des composants de mauvaise qualité ? est-ce que votre salarié tire au flanc ?) que vous devez vous inquiéter de l’alignement des intérêts de chacun.

De tels scénarii posent des problèmes "principal-agent". Comment un principal (comme un dirigeant d’entreprise) peut-il obtenir d’un agent (comme un salarié) qu’il se comporte comme il le désire, lorsqu’il ne peut surveiller tous les agents à la fois ? La façon la plus simple d’être certain qu’un salarié travaille dur est de lui donner une partie ou la totalité du profit. (…)

Mais un travail acharné ne garantit pas toujours le succès : un analyste à un cabinet de consultation peut par exemple faire un travail astronomique pour un projet qui ira pourtant au final à un rival. Donc, une autre option est de verser des "salaires d’efficience". Stiglitz et Carl Shapiro, un autre économiste, ont montré que les entreprises peuvent verser une prime salariale pour s’assurer que les salariés accordent plus de valeur à leur emploi. Cela va les motiver à la tâche, parce qu’ils ne pourront pas trouver un aussi bon salaire dans une autre entreprise s’ils se faisaient prendre en train de flâner et se faisaient licencier. Cette intuition contribue à expliquer une énigme fondamentale en économie : lorsque les travailleurs sont au chômage, mais désirent travailler, pourquoi les salaires ne chutent-ils pas jusqu’à ce que quelqu’un désire les embaucher ? Une réponse est qu’un salaire supérieur au salaire qui équilibrerait le marché joue le rôle de carotte, tandis que le chômage qui en résulte joue le rôle de bâton.

(…) Avant qu’Akerlof et les autres pionniers de l’économie informationnelle ne viennent, la discipline supposait que, sur des marchés concurrentiels, les prix reflètent les coûts marginaux : fixez un prix plus élevé et votre clientèle se tournera vers un concurrent. Mais dans un monde où l’information est asymétrique, "le bon comportement vise à obtenir un surplus sur ce que l’on peut obtenir ailleurs", selon Stiglitz. Le salaire que gagne le travailleur doit être plus élevé que ce qu’il peut obtenir avec un autre emploi, pour éviter qu’il ne tire au flanc ; et les entreprises vont avoir des difficultés à perdre des clients lorsque leur produit est de mauvaise qualité s’ils investissent dans la qualité. Sur les marchés avec une information imparfaite, le prix ne peut être égal au coût marginal.

Le concept d’asymétrie d’information, alors, changea vraiment la discipline. Presque un demi-siècle après que l’article sur les voitures d’occasion ait été rejeté trois fois, ses intuitions demeurent d’une pertinence cruciale pour les économises et à la politique économique. (…) »

The Economist, « Information asymmetry. Secrets and agents », 23 juillet 2016. Traduit par Martin Anota