« Au sommet de la crise de la zone euro, lorsque les taux d’intérêt sur la dette publique atteignaient des sommets dans plusieurs pays européens et que le risque de défaut de paiement augmentait, la Banque centrale européenne et les pays-membres plus sains de la zone monétaire cherchèrent à mettre un terme au désastre en accordant des plans de sauvetage. Mais ces derniers étaient assortis de conditions. Ils imposaient très souvent à leurs bénéficiaires une discipline budgétaire stricte, visant à ramener les finances publiques sur une trajectoire soutenable. Certains économistes affirmaient en effet que l’austérité budgétaire était d’une douloureuse nécessité. D’autres considéraient au contraire qu’elle peut s’avérer contre-productive, en réduisant la croissance économique et par là même les recettes publiques, si bien qu’elle laisse non seulement les pays plus pauvres, mais aussi plus endettés. En 2013, les économistes du FMI rendirent leur verdict sur ces programmes d’austérité : ces derniers avaient provoqué plus de dommages économiques que ce qui avait été initialement prévu, notamment par le Fonds lui-même. Où le FMI s’était-il trompé lorsqu’il fit ses premières prévisions ? Ce qu’il avait sous-estimé, comme l'ont montré Olivier Blanchard et Daniel Leigh, c’était la taille du multiplicateur budgétaire.

Le multiplicateur est une idée simple et puissante, mais aussi l’objet de profonds débats. Il est constitue un élément crucial de la macroéconomie keynésienne. Au cours des 80 années passées, sa place dans la science économique a profondément évolué. Il fut à un moment donné considéré comme un concept d’importance fondamentale, puis fut ensuite discrédité. Il est maintenant de nouveau en vogue.

L’idée du multiplicateur émergea lors de la Grande Dépression, lorsque les économistes débattaient sur ce que pouvait être la meilleure manière de répondre à cette dernière. Dans les années vingt, la Grande-Bretagne a basculé dans la récession. La Première Guerre mondiale avait laissé les prix plus élevés et la livre plus faible. Le gouvernement était néanmoins déterminé à restaurer le taux de change de la livre sterling à sa valeur d’avant-guerre. Pour y parvenir, il garda une politique monétaire excessivement restrictive, qui provoqua une déflation et une récession prolongées. Les économistes débattaient à l’époque sur ce qui pouvait être fait pour améliorer les conditions des travailleurs en souffrance. Certains suggéraient de mettre en place un programme d’investissement public afin de ramener les chômeurs à l’emploi.

Le gouvernement britannique écartait une telle mesure. Il avait fait sienne la croyance conventionnelle de l’époque, celle que l’on appelait souvent le "point de vue du Trésor" (Treasury view). Il croyait que les dépenses publiques, financées via l’emprunt, ne stimuleraient pas l’activité économique, parce que l’offre d’épargne disponible dans l’économie pour l’emprunt est fixe. Le gouvernement pensait que s’il utilisait une partie des capitaux pour construire de nouvelles routes, par exemple, il priverait les entreprises privées du même montant de capitaux. Il y aurait certes de plus fortes dépenses et plus d’emplois dans une partie de l’économie, mais les dépenses et les emplois disparaitraient conséquemment dans le reste de l’économie.

Mais comme l’économie mondiale bascula toute entière dans la dépression et que la crise économique s’aggrava en Grande-Bretagne, cette conception fit de moins en moins consensus. En 1931, l’économiste britannique Richard Kahn publia un article proposant une théorie alternative : selon lui, un surcroît de dépenses publiques stimulerait directement l’activité et aurait des "répercussions bénéfiques". Si la construction de routes, par exemple, permettait d’embaucher des chômeurs et permettait à ces derniers de davantage consommer, il estimait que cela pouvait entraîner une hausse soutenue de l’emploi total.

L’article de Kahn était en phase avec la pensée de John Maynard Keynes, le grand économiste britannique de l’époque, qui travaillait sur ce qui allait devenir son chef-d’œuvre, la Théorie générale. Keynes y expliqua plus précisément comment le multiplicateur pouvait fonctionner et comment cela permettait au gouvernement pour redonner la santé à une économie déprimée. Keynes était un personnage singulier, et l’un des plus grands penseurs du vingtième siècle. (…) Frustré par son incapacité à changer l’opinion de ceux qui détiennent le pouvoir et par l’aggravation de la récession mondiale, Keynes s’est lancé dans la rédaction d’un chef-d’œuvre critiquant le consensus qui prévalait alors en économie et proposant une alternative. Il présenta la Théorie générale comme un texte révolutionnaire et elle se révéla en être effectivement un.

Le livre est rempli d’intuitions économiques. Sa plus importante contribution reste le raisonnement derrière la proposition selon laquelle, dans une économie éloignée du plein emploi, le niveau d’investissement et du revenu national est déterminé, non pas par l’offre globale, mais par la demande globale. Keynes supposait qu’il y avait un "effet multiplicateur" associé aux variations des dépenses d’investissement. Toute dépense additionnelle du gouvernement, par exemple, accroît directement la production et le revenu du pays. Dans une première étape, cette monnaie irait aux entrepreneurs, aux fournisseurs, aux fonctionnaires ou aux bénéficiaires de prestations sociales. Ceux-ci dépenseront à leur tour une partie du supplément de revenu. Les bénéficiaires de cette dépense en dépenseront aussi un morceau, stimulant par là même l’activité économique, et ainsi de suite. Si au contraire le gouvernement diminuait ses dépenses, le multiplicateur fonctionnerait en sens inverse, déprimant l’activité.

Keynes pensait que cette intuition était particulièrement importante en raison de ce qu’il appelait la "préférence pour la liquidité". Il estimait que les gens aimaient avoir certains actifs liquides sous la main, en cas d’urgence. En temps de turbulences financières, la demande de liquidité ou d’actifs liquides s’accroît ; les investisseurs commencent à s’inquiéter plus à propos du rendement du capital que du rendement sur le capital. Keynes estimait que cela pouvait entraîner un excès d’épargne généralisé : dans un monde dans lequel chacun essaye d’avoir plus de liquidité, la demande globale s’en trouve déprimée, ce qui déprime à leur tour la production et le revenu, détériorant la situation des gens. Dans ce monde, une réduction des taux d’intérêt n’aide pas beaucoup pour stimuler la croissance. Et les taux d’intérêt ne sont pas très sensibles aux hausses de l’endettement public, étant donné l’excès d’épargne. Les dépenses publiques visant à stimuler l’économie peuvent alors générer une forte hausse de l’emploi, mais seulement une hausse négligeable des taux d’intérêt. Les économistes classiques pensaient que les travaux publics "évinceraient" l’investissement public ; Keynes disait que durant les périodes de faible demande globale ils pourraient au contraire stimuler les dépenses privées via l’effet multiplicateur.

Le raisonnement de Keynes se trouva conforté par l’impact économique de l’accroissement des dépenses publiques durant la Seconde Guerre mondiale. Les dépenses militaires massives en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis contribuèrent à fortement accélérer la croissance économique. Cela incita les responsables politiques, bien déterminés à ce que la Grande Dépression ne se reproduise pas, à embrasser l’économie keynésienne (et l’idée du multiplicateur) et celle-ci est devenue la pièce centrale de l’ordre économique d’après-guerre.

D’autres économistes poursuivirent là où Keynes s’était arrêté. Alvin Hansen et Paul Samuelson ont proposé des modélisations pour montrer comment une hausse ou une chute des dépenses dans une partie de l’économie se propage au reste de l’économie. Les gouvernements considéraient désormais que la gestion de la demande globale était de leur ressort. Dans les années soixante, la victoire intellectuelle de Keynes semblait totale. Dans un numéro du Time magazine publié en 1965, Milton Friedman déclara, « nous sommes tous keynésiens désormais » (une phrase souvent attribuée à Richard Nixon).

Mais le consensus keynésien se fractura dans les années soixante-dix. Sa domination fut érodée par les idées de Friedman lui-même, qui expliqua les cycles d’affaires par la croissance (ou le déclin) de l’offre de monnaie. Le monétariste déclara que de fantaisistes multiplicateurs keynésiens n’étaient pas nécessaires pour garder une économie sur le droit chemin. Selon lui, les gouvernements devaient simplement s’assurer que la croissance de la masse monétaire reste stable.

L’émergence de l’école des "anticipations rationnelles", menée par Robert Lucas, ébranla plus violemment le keynésianisme. Ses partisans, les nouveaux classiques, estimaient que la politique budgétaire serait déjouée par les contribuables. Ces derniers savent que l’emprunt public devra tôt ou tard être remboursé, si bien que tout plan de relance adopté aujourd’hui nécessitera une hausse des impôts demain. Les ménages vont alors épargner le supplément de revenu gagné avec le plan de relance en prévision du supplément d’impôt qu’ils devront payer plus tard. Le multiplicateur des dépenses publiques serait en fait être proche de zéro, comme chaque dollar dépensé en plus par l’Etat est presque entièrement compensé par une hausse d’un dollar de l’épargne privée. Les économistes derrière plusieurs de ces critiques se situaient dans les universités du Midwest, notamment l’université de Chicago. Parce qu’ils étaient souvent situés à proximité des Grands Lacs des Etats-Unis, on les qualifia d’"économistes d’eau douce" (freshwater economists). Ils affirmaient que les modèles macroéconomiques devaient commencer par décrire sous forme d’équations comment les agents rationnels prennent leurs décisions. Les événements des années soixante-dix semblaient confirmer leur critique de Keynes : les gouvernements cherchaient alors à stimuler leurs économies déprimées avec une relance budgétaire et monétaire, mais l’inflation et les taux d’intérêt s’élevèrent, tandis que le chômage restait élevé. Les économistes d’eau douce se déclarèrent victorieux. Dans un article qui fut publié en 1979 et qui s’intitulait "After Keynesian Economics", Robert Lucas et Tom Sargent, qui reçurent par la suite le prix Nobel, écrivirent que les défauts des modèles économiques keynésiens étaient "fatals". Les modèles macroéconomiques keynésiens étaient "d’aucune valeur pour guider la politique économique".

Ces attaques conduisirent à leur tour à l’émergence des "nouveaux keynésiens", qui empruntèrent des éléments des économistes d’eau douce comme les anticipations rationnelles, mais en gardant l’idée keynésienne que les récessions sont des défaillances de marché qui peuvent être surmontées grâce à l’intervention publique. Parce que la plupart d’entre eux travaillaient dans les universités sur les côtes américaines, ils se qualifièrent d’"économistes d’eau de mer" (saltwater economists). Parmi les nouveaux keynésiens, il y a Stanley Fischer, désormais vice-président de la Fed, Larry Summers, un ancien Secrétaire au Trésor, et Greg Mankiw, qui était à la tête du Conseil des conseillers économiques de George W. Bush. Dans leurs modèles, la politique budgétaire est pratiquement neutre. Ils affirment que les banques centrales peuvent et doivent prendre en charge la gestion de la demande globale (…).

Pourtant au Japon depuis les années quatre-vingt-dix et dans la plupart des pays développés depuis la Grande Récession qui suivit la crise financière mondiale, la réduction des taux directeurs à zéro s’est révélée insuffisante pour raviver les économies déprimées. Plusieurs gouvernements se sont appuyés sur la relance budgétaire pour ramener les économies au plein emploi. Aux Etats-Unis, l’administration Obama a réussi à déployant un plan de relance d’un montant proche de 800 milliards de dollars.

Comme un nouveau débat sur les multiplicateurs budgétaires s’est ouvert, les économistes d’eau douce restèrent sur leur position. John Cochrane, de l’Université de Chicago, dit en 2009 à propos des idées keynésiennes : "Cela ne fait pas partie de ce que l’on a pu apprendre aux étudiants depuis les années soixante. Ce sont des contes de fée qui se sont révélés erronés. Il est très réconfortant en temps de turbulences de se rappeler les contes de fée que nous avons entendus lorsque nous étions enfants, mais cela ne les rend pas moins faux".

Les événements de la Grande Récession donnèrent de la matière à étudier pour les économistes. D’innombrables articles cherchant à estimer les multiplicateurs budgétaires ont été publiés depuis 2008. La plupart d’entre eux suggèrent que, avec des taux d’intérêt proches de zéro, le multiplicateur budgétaire associé aux plans de relance est supérieur à l’unité. Réciproquement, le FMI conclut que le multiplicateur (négatif) associé aux contractions budgétaires est souvent égal ou supérieur à 1,5. Alors que plusieurs responsables politiques restent engagés à consolider leurs finances publiques, de nombreux économistes affirment maintenant que le manque de relance budgétaire constitue l’un des plus gros échecs suite à la Grande Récession. Par exemple, Larry Summers et Antonio Fatas suggèrent que non seulement l’austérité budgétaire a substantiellement réduit la croissance économique, mais aussi qu’elle a conduit la dette publique à des niveaux bien plus élevés à ceux qu’elle aurait atteint si les gouvernements avaient au contraire poursuivi leurs plans de relance pour raviver la croissance. Près d’un siècle après sa création, le concept keynésien de multiplicateur n’a jamais été aussi pertinent et controversé. »

The Economist, « Fiscal multipliers: Where does the buck stop? », 13 août 2016. Traduit par Martin Anota



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